Selon un accord conclu en septembre 2017 entre le Premier ministre et le patron du groupe Ant Financial (Alibaba), les bons clients de l’application de paiement en ligne Sesame, en usage en Chine, bénéficient de visas facilités pour le Luxembourg. Un curieux mélange des genres entre business et souveraineté qui interpelle également le député pirate Sven Clement.
Les citadins chinois sont massivement convertis au paiement en ligne avec leurs smartphones. Ils utilisent pour cela des applications dont la plus répandue est Alipay Wallet. Elle est la propriété de la société Sesame Credit (Zhima en chinois), une filiale du groupe Ant Financial, qui est notamment le bras financier d’Alibaba et d’Alipay, société qui a fait du Luxembourg son hub européen. Son téléchargement est gratuit.
À chaque paiement en ligne, les utilisateurs d’Alipay Wallet obtiennent ou se voient retirer des points en fonction de la manière dont ils gèrent leur budget. Celui qui dépense en bon père de famille est bien noté, celui qui se révèle trop dépensier voit son score baisser ou stagner. Les scores vont de 350 à 950 points, qui permettent à l‘internaute d’accéder plus ou moins facilement à des crédits mais également à des cadeaux, dont des visas facilités vers trois pays : le Luxembourg, Singapour et le Canada. Selon les informations fournies par Sesame Credit aux autorités consulaires de ces pays, les bons clients d’Alipay Wallet n’ont pas à justifier de leurs ressources pour obtenir un visa, ce qui est pourtant la règle pour les visas Schengen que se voient délivrer les touristes chinois qui se rendent au Grand-Duché.
Accord conclu à New York
Selon des informations du Quotidien, cette procédure inédite a fait l’objet d’un accord conclu le 19 septembre 2017 entre le Premier ministre luxembourgeois et le patron et fondateur d’Alibaba, Jack Ma. La rencontre entre les deux hommes avait eu lieu à la Maison du Luxembourg à New York, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à laquelle avait participé Xavier Bettel. Le gouvernement luxembourgeois avait bien communiqué sur cette entrevue mais sans mentionner cet accord, en revanche abondamment relayé par des médias économiques de Hong Kong et des journaux anglo-saxons. Officiellement, ils n’avaient abordé que de grandes questions économiques internationales, le Brexit et le développement du Luxembourg comme carrefour des télécommunications.
Cette discrétion pose question alors que l’usage de cette application dévoile en creux les habitudes de consommation mais aussi les relations et le comportement social de ses utilisateurs. Ant Financial et Jack Ma, qui a révélé en novembre dernier son adhésion de longue date au Parti communiste chinois (PCC), démentent transmettre les données de leurs clients aux autorités à fin d’un «fichage» politique. Mais des associations de défense des droits humains, comme l’américaine UCLA, et des journalistes ayant enquêté sur le sujet, émettent de sérieux doutes, citant notamment la transmission par Sesame Credit d’informations sur le paiement de contraventions. Les paiements en ligne permettent en outre de connaître une partie des déplacements des clients, les transports en commun – y compris la location de vélos – étant le plus fréquemment réglés via le smartphone dont près de 700 millions de Chinois sont équipés.
Conformité aux valeurs idéologiques
Ce système dit de « credit scoring » n’est pas neuf et il est en usage depuis des décennies aux États-Unis, où il permet aux banques et établissements de crédit de juger de la solvabilité de leurs clients.
La différence avec la Chine tient au fait que Pékin institutionnalise et généralise le « social ranking », le contrôle social des citoyens en utilisant les smartphones. Selon que vous serez ou non serviable avec votre voisine âgée ou volontaire pour nettoyer les rues de votre village, vous obtenez des points ou en perdez. Des rues de villes et villages chinois sont désormais équipées d’écrans qui affichent les noms des citoyens méritants ou au contraire de ceux qui ne le sont pas. Les notes sont attribuées en fonction de la fidélité et de la conformité aux valeurs idéologiques édictées par l’État, c’est-à-dire par le PCC. Tout cela se passe donc au grand jour et les autorités se font le promoteur de ces classements, comme en atteste un document interne accessible au 80 millions de membres du PCC et que Le Quotidien a pu consulter.
Information des pays de l’espace Schengen
Ce contexte interroge également le député pirate Sven Clement, qui a interpellé lundi le ministre des Affaires étrangères à ce sujet à travers une question parlementaire. Il demande notamment si des accords similaires avec des entreprises privées seront signés dans les prochaines années et quelles garanties Sesame Credit apporte au consulat luxembourgeois à Shanghai sur la véracité des informations fournies sur ses clients.
Contacté mercredi par Le Quotidien afin de connaître le nombre éventuel de visas déjà délivrés de cette manière, le ministère d’État n’était pas en mesure de nous répondre immédiatement. Il est tout aussi intéressant de savoir dans quelle mesure le Luxembourg a informé de cette procédure ses partenaires européens de l’espace Schengen, sachant que les visas délivrés sont valables dans les 26 pays qui en sont membres.
Fabien Grasser