Berlin envisage de prendre des parts dans certaines de ses entreprises stratégiques menacées par les investissements étrangers, une flèche de plus décochée à la Chine et une rupture dans la doctrine allemande libérale du laissez-faire.
« Dans certains cas critiques, et pour une période limitée, l’État pourrait lui-même acquérir des parts d’une société », a annoncé mardi le ministre allemand de l’Économie, Peter Altmaier, un proche de la chancelière Angela Merkel. « La création d’un mécanisme national de participation est envisagée », a-t-il ajouté, en actant le changement de cap interventionniste des autorités allemandes face aux appétits étrangers jugés hostiles dans le secteur technologique.
Sont surtout concernées par ce projet de bouclier inédit l’industrie numérique, l’intelligence artificielle et les entreprises planchant sur le développement de la conduite autonome. Berlin n’entend toutefois pas s’arrêter à ce secteur. À l’occasion de la présentation des grandes lignes de la stratégie allemande en matière de développement industriel pour les dix années à venir, le ministre a aussi déclaré « d’intérêt national », la survie des fleurons vacillants tels que Siemens, Thyssenkrupp ou encore Deutsche Bank.
Une ingérence publique en rupture avec la tradition allemande
Cette rhétorique et la création d’un tel fonds d’investissement public permettant la prise de participation de l’État marque une rupture nette avec la tradition allemande favorisant plutôt la non-intervention de la puissance publique dans le monde des entreprises. Cette évolution s’inscrit dans une tendance similaire amorcée au niveau de l’Union européenne, notamment à l’initiative de la France.
« Toute ingérence publique doit être limitée au strict nécessaire », a tempéré le ministre allemand conservateur, pour répondre aux critiques. Il a assuré qu’il voulait désormais discuter de cette stratégie défensive avec les représentants du patronat, des syndicats et ses partenaires européens. Peter Altmaier a également plaidé pour une politique favorisant des regroupements à l’échelle européenne, pour créer des groupes capables de jouer « à égalité » sur la scène internationale. À la veille d’une probable annonce de veto de la Commission européenne sur le projet de fusion dans le rail entre l’allemand Siemens et le français Alstom, en raison d’inquiétudes sur une position dominante, le ministre a également plaidé pour une révision du droit européen de la concurrence. « N’y a-t-il pas des domaines tels que l’aviation, les chemins de fer, les banques où vous devez prendre le marché mondial comme référence plutôt que l’européen? », a fait-valoir le ministre, dans une pique en gendarme de la concurrence à Bruxelles.
« Goliath faible »
La nouvelle stratégie allemande ne fait toutefois pas l’unanimité. « Au lieu de vouloir recréer des Goliath faibles de toute façon face à la Chine, l’Allemagne devrait soutenir ses plus agiles David », a commenté l’économiste Tomaso Duso, de l’influent centre de recherche allemand DIW, jugeant la nouvelle politique allemande passéiste. « L’idée que l’État connaisse mieux que le marché la technologie, les secteurs et les marchés du futur est assez bizarre », juge-t-il.
Du côté de l’opposition, Christian Lindner, le chef du parti libéral FDP, fervent défenseur de la dérégulation, dénonce dans le quotidien Handelsblatt une tentative de « planification économique », convoquant ainsi le souvenir des régimes socialistes est-allemands et soviétiques. La Fédération patronale allemande de l’industrie a parlé de « propositions intéressantes » mais plaide pour que ce fond serve une politique industrielle allemande offensive plutôt que défensive. La BDI s’oppose au principe de blocages de prises de position dans des entreprises privées allemandes.
Berlin prépare depuis plus de deux ans le milieux d’affaires allemands à un resserrement du cordon sanitaire autour de ses fleurons industriels face à la menace chinoise, quitte à pratiquer des entorses aux principes fondateurs de sa politique ordo-libérale. Avant de se proposer de prendre le relais financièrement, le gouvernement d’Angela Merkel avait ainsi déjà adopté en décembre un décret abaissant le seuil permettant à Berlin de bloquer des acquisitions étrangères dans certaines entreprises considérées comme stratégiques : la défense, les télécommunications, le gaz, l’électricité, l’eau courante et les médias.
AFP