Trois, puis quatre, puis cinq et maintenant six: les Turcs observent depuis plusieurs années l’inexorable dépréciation de leur monnaie face au dollar avec un mélange de perplexité, d’effroi et de fatalisme.
Après être longtemps restée sous la barre des deux pour un dollar, la livre turque (TRY) a franchi ce palier en 2014, avant de passer à trois contre un billet vert dans la foulée du putsch manqué en 2016. Mais l’hémorragie s’est aggravée cette année : après avoir dépassé quatre pour un dollar, la livre turque a fondu comme neige au soleil au cours des dix derniers jours. Vendredi, la TRY a franchi le seuil psychologique de six contre un billet vert. Cette agonie a atteint son apogée ces dernières semaines en raison d’une grave crise diplomatique avec les Etats-Unis qui a éclaté début août et de la défiance de plus en plus marquée des marchés envers la conduite des affaires économiques par Ankara. Certains économistes estiment que le président Recep Tayyip Erdogan pourrait être tenté de louvoyer en espérant une amélioration des facteurs externes. Mais la chute de la livre est porteuse de risques considérables pour l’économie, en particulier pour le secteur bancaire.
« Confiance perdue »
En suivant une course effrénée vers toujours plus de croissance et en soutenant des thèses économiques peu orthodoxes (comme baisser les taux d’intérêt pour baisser l’inflation), Recep Erdogan donne des sueurs froides aux marchés. La banque centrale, censée être indépendante mais en réalité soumise aux pressions du pouvoir, rechigne à relever ses taux, délaissant ainsi un outil traditionnellement utilisé à travers le monde pour soutenir la monnaie et réguler l’inflation. Sa décision de ne pas toucher aux taux en juillet alors que l’inflation s’est élevée à près de 16% en glissement annuel a atterré les marchés. Cette décision est due à la « mainmise » de Recep Erdogan sur la banque centrale et au fait que « des taux d’intérêt plus élevés ne collent pas avec la stratégie de croissance de la Turquie », souligne Nora Neuteboom, de la banque néerlandaise ABN AMRO.
Après sa victoire aux élections du 24 juin, Recep Erdogan a en outre nommé son gendre Berat Albayrak à la tête d’un super-ministère des Finances, écartant certains responsables appréciés des marchés. « Les marchés ont perdu confiance dans la capacité d’agir en cas de nécessité du triumvirat formé par le président Erdogan, son gendre et ministre des Finances et la banque centrale », souligne Charles Robertson, analyste à Renaissance Capital. Selon Capital Economics, le plongeon de la livre turque risque d’accroître la pression sur le secteur bancaire en Turquie en raison de l’étendue du boom des crédits et du fait qu’un tiers des prêts bancaires sont libellés en devises étrangères.
FMI à la rescousse ?
Pendant que la livre turque s’effondrait vendredi, le gouvernement est resté droit dans ses bottes, multipliant les déclarations de défi qui n’ont pas rassuré les marchés. La déroute de la monnaie nationale a également été spectaculairement absente des Unes des journaux, poussant les économistes critiques à se tourner vers les réseaux sociaux pour commenter.
« Les médias progouvernementaux détournent l’attention en diffusant des films et des séries », dénonce Mustafa, interrogé devant un bureau de change près du Grand Bazar d’Istanbul. La valeur de la livre turque face aux devises étrangères n’est pas le principal sujet de préoccupation de la base électorale de Recep Erdogan, sevrée à la rhétorique du gouvernement qui met les problèmes économiques sur le compte d’acteurs hostiles. « Je suis certain que le gouvernement trouvera une solution et parviendra à inverser la situation », déclare Sabahattin, un partisan de Recep Erdogan rencontré à Istanbul.
Si l’effondrement de la livre se poursuit et menace de déboucher sur une crise économique, le gouvernement turc dispose encore de leviers pour faire face. Il pourrait ainsi prendre des mesures de contrôle des capitaux ou encore faire appel au FMI, même si cette dernière mesure serait difficile à avaler pour Recep Erdogan qui s’enorgueillit d’avoir réglé les dettes de la Turquie. Recep Erdogan pourrait en revanche fermer les yeux sur une hausse en urgence des taux de la banque centrale, une mesure déjà prise en mai. « Si la situation continue de se détériorer (…) il finira par céder », estime Nora Neuteboom.
AFP