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Le vin en 14-18, indispensable compagnon du Poilu


Longtemps méconnu, voire pudiquement tu, le rôle du vin pendant la Première Guerre mondiale fait l’objet d’un intérêt croissant d’historiens: un rôle clef et ambivalent, à la fois béquille du Poilu pour supporter l’horreur, mais aussi fauteur potentiel de désordre. Une consommation qui changea les hommes, et le vin aussi.

WWIUn quart de litre de vin par jour en 1914 (+ 6,25 cl d’eau de vie), puis un demi-litre en 1916, puis un litre en 1918: la « ration » ordinaire des Poilus  -largement augmentée par ce qu’ils achetaient auprès de « mercanti » derrière des lignes– donne une idée de l’importance, pour l’état-major, de la présence au front du « Père pinard ».

« Il y a un consensus récent, entre historiens, sur le fait que le vin a été un acteur clef de 1914-18 », analysait, lors d’un récent colloque sur ce thème à Bordeaux, l’enseignant-chercheur de l’Université de Bourgogne Christophe Lucand, auteur d’une « Histoire du vin en France durant la Grande Guerre » (2015).

Le vin était l’ami indispensable du Poilu, pour une foule de raisons. « Pour lutter contre le cafard, l’ennui, la perte d’un camarade, l’éloignement… », énumérait au colloque l’historien Stéphane Le Bras, maître de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Clermont-Ferrand, spécialiste d’histoire vitivinicole.

Energétique et microbicide

Mais le vin, souligne Charles Ridel, historien de 1914-18 auteur de « L’ivresse du soldat » (2016), était alors aussi perçu « comme un alcool-aliment, alcool-réserve, source d’énergie et de calories additionnelles pour le soldat qui en dépense 3.500-4.000 par jour ». L’antithèse de l’absinthe, dont les ravages incarnent alors l’alcoolisme, et qui vient d’être prohibée (1915), alors que le vin est perçu comme une boisson « hygiénique », « microbicide ».

L’alcoolisation au front sera réelle, parfois jusqu’à 3-4 litres par jour, mais « erratique ». On s’alcoolise beaucoup en cantonnement, on « gère » plutôt ses rations en tranchées, estime M. Ridel. « Mais on doit y boire du vin aussi, car l’eau souillée est une option risquée. »

Crucialement, le vin joue aussi le rôle de « fluidifiant à la relation d’autorité entre le soldat et son supérieur », à la fois « facteur de lien social et de commandement », souligne M. Le Bras. C’est l’officier qui réconforte les hommes -et s’assure leur loyauté- en octroyant comme il a le droit des rations supplémentaires, après une dure journée, une offensive…

Qu’importe qu’il soit mauvais, « pinasse » issue d’assemblages, tirant à 8-9 degrés, parfois « mouillé » (coupé d’eau). Boire du « bon » vin n’était pas dans les habitudes de l’époque. Mais le vin, produit « culturel », était aussi pour le poilu un lien supplémentaire avec sa province, sa « petite patrie ».

Dans les vignobles où le manque de main d’oeuvre se fait sentir, des réquisitions sont orchestrées (un tiers de la production dès 1914). Sans compter des convois envoyés par certaines régions à « leur » régiment.

L’état-major ambivalent

Les autorités militaires restent ambivalentes, s’accordent  les historiens. Il y a « une +alcoolisation incitative+ incontestablement maniée par les autorités », pour des questions de moral, de courage, voire de griserie avant l’assaut, écrit l’historien François Cochet, auteur de « 1914-18, l’Alcool aux armées » (2006).

Mais le commandement « sait que cette +potion+ peut être contreproductive, et animer l’indiscipline. Il y a cette contradiction permanente: l’armée a besoin d’ordre, mais d’ardeur au combat », résume Christophe Lucand.

Le vin joue d’ailleurs un rôle qui partage les historiens dans les mutineries de 1917. Désinhibant à coup sûr, au point de faciliter ponctuellement des révoltes, dans un élan d’ivresse ? Voire à l’origine de certains frondes, pour des rations qui n’arrivent pas ?

Philippe Pétain, l’un des généraux suspicieux à l’égard de l’alcool au front, finira par l’adouber, estimant dans un « hommage au vin », qu’il a « concouru, à sa manière, à la victoire ».

Le vin aura changé les hommes au front, et ceux-vont le lui rendre. Nombre de soldats, originaires de régions à bière ou cidre, vont ramener chez eux le goût –ou l’accoutumance– du vin. Il devient boisson nationale, patriotique, et sa consommation va décoller, à plus de 140 litres par habitant par an. « Le vin est devenu  intouchable », résume Charles Ridel.

Le Quotidien / AFP