Un débat sur la position à adopter au second tour de la présidentielle française divise l’électorat, de gauche comme de droite. Seule certitude : si Le Pen passe, il n’y aura plus de débat du tout.
De notre rédacteur en chef, Fabien Grasser
Quinze ans après son paternel, celle qui se fait appeler Marine Le Pen est au second tour de l’élection présidentielle française. Peu de gens le savent : Marine est un pseudonyme. Elle se prénomme en réalité Marion, comme sa nièce. Son extrait de naissance l’atteste.
L’entreprise de «dédiabolisation» qu’elle a engagée depuis 2011 à la tête du Front national (FN) lui a permis de crever partiellement le fameux «plafond de verre» qui maintenait le parti d’extrême droite sous la barre des 20%.
Malgré une campagne qui n’a convaincu ni sur le fond ni sur la forme, Le Pen a su capter le désarroi d’une part grandissante de Français, socialement déclassés ou craignant de l’être. Le débat qui l’a opposée mercredi soir à Emmanuel Macron a cependant constitué l’épilogue logique de son inconséquence : sa vulgarité et son outrance belliqueuse n’ont pas masqué son ignorance des dossiers. Les approximations de Le Pen sur l’euro ont été caricaturales.
Sans doute, ce face-à-face pèsera lourd dans les urnes dimanche, tant la patronne du FN a montré qu’elle n’était pas taillée pour l’habit présidentiel qu’elle convoite.
Le Pen à coups de grosse caisse
Si l’on veut admettre un instant que la politique peut aussi être un art pour l’art, il faut reconnaître que ce débat de l’entre-deux-tours a été de mauvaise facture. Il a livré une piètre image de la démocratie française. Le Pen a massacré la partition à coups de grosse caisse, tandis que Macron n’a fait entendre qu’une ritournelle.
Ces deux dernières semaines, l’attitude du candidat d’En Marche! (EM) a donné des sueurs froides à ceux qui voteront pour lui dimanche sans soutenir son programme, ceux qui feront barrage à Le Pen.
Au soir du premier tour, Macron n’a pas mesuré l’enjeu vital de ce scrutin. Le discours triomphateur dont il a abreuvé ses militants dans une mise en scène façon rock star a été suivi d’une sauterie privée dans une brasserie bobo de la rive gauche. Un «banquet de Versailles», comme le fut le Fouquet’s de Sarkozy.
Tout au long de ces deux semaines, Macron s’est entêté à exiger des électeurs un vote d’adhésion à son programme de dérégulation sociale et économique. Il n’a rien cédé de son projet de modifier le droit du travail en se passant de l’avis du Parlement. Il n’a fait aucune concession significative à ceux qui l’ont rallié pour arrêter l’extrême droite.
S’ils ne veulent pas voir la fachosphère s’offrir des selfies narquois sur le perron de l’Élysée, les Français devront, dimanche, élire Macron presque malgré lui.
Une situation inédite
«Il n’y a pas une espèce de conscience collective pour dire no pasarán. Il y a indéniablement une banalisation du Front national», a dit le candidat d’EM! jeudi. Peut-être y a-t-il aussi, en France, une lassitude à voir désormais les politiques du PS et de LR brandir la carte «front républicain» à chaque consultation. Ce fut le cas aux municipales en 2014 et aux régionales en 2015. Venant des principaux artisans de la montée du FN, ces injonctions deviennent insupportables pour de nombreux électeurs.
C’est à gauche que le débat est le plus vif sur le second tour. Faut-il s’abstenir, voter blanc ou voter Macron ? Chacun de ces choix est permis par la démocratie française. Et nul n’est en droit d’imposer l’un ou l’autre aux électeurs.
À gauche, la déception est sans doute à la hauteur de l’espoir porté au premier tour. Jean-Luc Mélenchon pour les Insoumis et Benoît Hamon au Parti socialiste ont véhiculé des idées nouvelles et généreuses. Les Insoumis ont arraché au FN le scrutin des jeunes. Il y a encore deux ans, les moins de 24 ans votaient massivement pour l’extrême droite. Mélenchon a plusieurs fois réuni des dizaines de milliers de personnes autour de lui, situation inédite dans une campagne électorale française.
«Esprits dérangés»
La gauche n’est pas morte dans ce scrutin, elle renaît de ses cendres. Mais elle n’est pas au second tour et doit, si elle veut transformer l’essai, construire un projet commun, y compris dans l’opposition au FN et aux politiques qui font son lit.
La création, la contestation, l’opposition se nourrissent de la libre circulation des idées et des opinions. Le FN est l’adversaire de ce droit quand il sélectionne les journalistes acceptables ou non à ses yeux. Il en est l’adversaire quand Marion Maréchal-Le Pen parle d’art contemporain en 2015 : «Vous n’appréciez pas que vos impôts servent à financer les délires d’esprits manifestement dérangés.» Référence à peine voilée à «l’art dégénéré» des nazis. Mercredi soir, il y avait de quoi frémir quand Le Pen martelait les mots «maître» et «discipline» en parlant de l’école, cet espace où se construit aussi l’esprit critique.
Le complot s’est déplacé
Parmi les partis démagogues et nationalistes européens, le FN est un héritier du fascisme. Le Pen a beau balayer sous le tapis les pires dérives du parti fondé par son père, elles ressurgissent à intervalles réguliers. Avec elle, l’obsession du complot juif s’est certes déplacée vers les musulmans et l’UE. Mais le discours originel de l’antisémitisme et du négationnisme reste ancré au FN.
Pressenti pour assurer la présidence du parti par intérim, Jean-François Jalkh y a renoncé après la révélation, la semaine dernière, d’un entretien dans lequel il niait l’emploi du Zyklon B dans les camps d’extermination nazis. Le Pen a pour sa part récusé, le 10 avril, la responsabilité de la France dans la rafle du Vél’d’Hiv. Ce n’est pas vraiment du négationnisme, mais ça en a le goût.
Collusion avec l’ennemi
Le négationnisme n’est ni une posture ni un gadget pour le FN. Il est un élément constitutif de sa doctrine, proclamant que la mondialisation et le métissage nous sont imposés par la «légende culpabilisatrice de la Shoah». Le culte de la tradition, la peur de la différence ou l’adulation du chef sont des concepts communs aux mouvements fascisants. L’on peut encore y ajouter l’accusation de collusion avec l’ennemi, quand Le Pen reproche à Macron d’être inféodé à Angela Merkel, la chancelière allemande avec laquelle elle n’envisage de relation que dans le rapport de force.
En 1995, l’écrivain italien Umberto Eco mettait en garde contre le retour du fascisme «sous les apparences les plus innocentes». «Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire : Je veux rouvrir Auschwitz ! Hélas, la vie n’est pas aussi simple», prévenait-il. Le fascisme est passé maître dans l’art de la dissimulation, suggérait l’auteur du Nom de la rose.
C’est tout le sens de la stratégie de «dédiabolisation» du FN. Les vieux démons sont tapis à l’ombre d’un parti devenu en apparence fréquentable. C’est aussi vrai que Marine Le Pen se prénomme en réalité Marion.
La gégène du parachutiste Le Pen
«Il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri du désastre moral collectif», écrivait l’ethnologue Germaine Tillion. De 1955 à 1957, cette résistante de la première heure, rescapée de Ravensbrück, tenta de toutes ses forces d’enrayer la spirale meurtrière en Algérie. Mais la gégène du parachutiste Le Pen fut plus forte et l’emporta sur la raison.
Telles des calamités, les crises semblent aujourd’hui s’abattre sur le monde. Elles sont économiques, politiques, migratoires, environnementales. Conflits et attentats assombrissent nos quotidiens, virtuels ou réels. Comme un tic-tac obsédant, la guerre rôde jusque dans les plaines orientales de l’Europe.
Le monde semble à la croisée des chemins. La France aussi. Mais il n’y a pas de fatalité. Le choix qui s’offre dimanche aux électeurs de l’Hexagone est à la fois élémentaire et fondamental : l’humanité ou la barbarie.