« Le projet de marché commun (…) est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. » «L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale.»
Ces deux citations ne sont pas extraites de discours actuels de dirigeants politiques d’extrême gauche (pour la première) ou eurosceptiques (pour la seconde). Non, elles sont l’œuvre de l’un des plus éminents hommes d’État français du XXe siècle, le très modéré et pro-européen Pierre Mendès France. Ces propos ont été tenus le 18 janvier 1957 à l’Assemblée nationale française, soit deux mois avant la signature du traité de Rome le 25 mars, qui fondera la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de notre Union européenne (UE) dont on célèbrera les 60 ans samedi.
Dans ce discours visionnaire et d’une extraordinaire lucidité, presque tous les maux dont souffre l’UE aujourd’hui sont résumés. À la fin de son plaidoyer contre la signature du traité de Rome tel qu’il était proposé à l’époque, Pierre Mendès France a par exemple anticipé le déficit démocratique de l’Europe, son absence de légitimité démocratique. Car l’ancien résistant, ministre et président du Conseil l’a bien compris : au nom d’une «saine économie», le marché exercera une puissance politique. Et l’Europe des peuples que les pères fondateurs appelaient de leurs vœux ne saurait être créée par des directives, des réglementations, des objectifs de réduction des déficits. Il est vrai qu’il est facile de dire aujourd’hui que le fossé abyssal existant entre la technocratie européenne et les peuples était prévisible. Le ver était dans le fruit dès le départ et personne n’a écouté Pierre Mendès France.
Nicolas Klein