Hypnotique, peuplée d’un bestiaire fantaisiste, l’œuvre de Jérôme Bosch a toujours fasciné… et effrayé. La Villa Vauban la célèbre à travers les artistes qui s’en sont inspirés, pendant les deux siècles suivant la mort du peintre.
L’univers fantastique et surréel du peintre néerlandais (vers 1450-1516) continue à captiver et à interroger. En guise d’épilogue aux nombreuses expositions de l’«année Bosch» en 2016, la Villa Vauban se consacre aux artistes qui s’en sont inspirés – notamment Pieter Bruegel l’Ancien – à travers une centaine d’estampes, peintures et figurines en provenance des Staatliche Kunstsammlungen de Dresde.
Comme on a pu le constater à l’occasion des nombreuses célébrations, en 2016, des 500 ans de la mort de Jérôme Bosch, aussi bien au Prado (Espagne) que chez lui, dans sa ville natale de Bois-le-Duc (sud des Pays-Bas), le peintre et ses toiles n’ont jamais cessé de fasciner, malgré le petit nombre de tableaux ayant survécu aux siècles (une vingtaine seulement), les goûts changeant selon les âges et les nombreuses zones d’ombre entourant l’artiste et son œuvre – sociologues, psychologues ou surréalistes s’y sont cassé les dents.
Il faut reconnaître, aujourd’hui encore, que son imagerie et ses motifs ne laissent pas insensible. Monstres festoyant d’âmes perdues, démons torturant des pécheurs tordus de douleur, bestioles issues d’univers marins, célestes ou terrestres, squelettes souriants attendant les morts… : ses visions cauchemardesques, saturées d’illusions et d’hallucinations, de créatures fantastiques et de métamorphoses, de galipettes jubilatoires et de déboyautages, ont terrifié et inspiré pendant des siècles.
C’est justement le parti-pris de la Villa, qui s’intéresse, dans sa nouvelle exposition, aux héritiers du «peintre du diable» (en réalité, du bien et du mal), analysant, à travers une centaine d’estampes, peintures et figurines en provenance des Staatliche Kunstsammlungen de Dresde, combien son influence sur l’art – du début des temps modernes et jusqu’au XVIIIe siècle – a été importante. Bien loin de l’image d’un homme isolé et fantaisiste, Bosch était, au contraire, un homme bien de son temps, celui, en l’occurrence, d’un bas Moyen Âge où la vie populaire, le gothique et l’art sacré flamboient, avant que n’émerge une culture plus citadine, bourgeoise, aux règles morales plus codifiées.
Malheur au débauché !
On trouve ainsi, parmi ses commanditaires et fans de la grands aristocratie, la famille Habsbourg et Philippe II, le roi d’Espagne. Rappelons que le protestantisme n’est alors pas encore en vogue, et que, dans une période où la religion invite à une prise en main individuelle et personnelle (on appelle ça la dévotion moderne), l’imagerie carnavalesque de Bosch sonne comme le credo de cette nouvelle morale bourgeoise à laquelle il souscrit : malheur au débauché, au paresseux, au gaspilleur, à l’avare, à l’étourdi, car il ira en enfer.
Alors que sa réputation grandit, il prend le nom de sa ville natale afin d’être aisément retrouvé par les riches commanditaires, et il n’est pas rare, dès le XVIesiècle, de trouver ses travaux au-delà des Pays-Bas, en Italie notamment, comme à Venise. Et ce sont essentiellement les gravures qui ont contribué à populariser son œuvre en Europe. La Villa Vauban met ainsi en lumière la maison d’édition Aux quatre vents, basée à Anvers – ville à l’époque centrale pour son activité portuaire – et fondée par Jérôme Cock et son épouse Volcxken Diericx. C’est elle, en effet, qui diffusera, en masse, les premières gravures du genre, d’après notamment des modèles de Pieter Bruegel l’Ancien, surnommé «le second Bosch».
Des vidéos sur les sept péchés capitaux
Une filiation telle que, sur certains travaux de ce dernier, ne figurent pas son nom, mais une discrète inscription : «Bosch inventeur». D’autres s’embarrassent encore moins et signent directement, et grossièrement, du nom du peintre néerlandais, à l’instar de ces rares toiles exposées à Luxembourg – selon les historiens de l’art, Jérôme Bosch n’a paraphé que six de ses œuvres. Homme-arbre, poissons géants avec ou sans pied, église en feu et diable volant, sorcières et autres serpents… : on trouve les motifs chers à l’artiste, sans oublier sa frénésie pour l’histoire de saint Antoine, celle de l’ermite qui évite la tentation de la chair. Outre le triptyque La Fin des temps, le ciel et l’enfer de Cornelis Cort – une rarissime deuxième édition de cette œuvre, publiée vers 1600, figure parmi les pièces maîtresses de l’exposition – on trouve aussi de nombreuses digressions sur les sept péchés capitaux. Au sous-sol du musée, Antoine Roegiers se les réapproprie à travers d’attrayantes vidéos ludiques, qui permettent de mieux comprendre la construction d’un tableau de Jérôme Bosch.
Reste qu’après sa mort, ses images de l’enfer, empreintes de la peur des tourments de la damnation éternelle, et ses sulfureux êtres hybrides, commencent à revêtir un caractère plutôt amusant. Le moraliste religieux – qui met en garde contre les péchés et la folie de l’homme à travers ses motifs inspirés du bestiaire de l’art gothique et des drôleries que l’on trouvait en bas de page, ou dans les marges des enluminures – devient alors un moraliste satirique. Une banalisation qui s’est opérée parallèlement aux changements dans la croyance chrétienne, désormais plus orientée vers l’ici-bas.
Ainsi, l’imagerie de Bosch inspira, par après, une esthétique du grotesque, aux traits humoristiques – comme le suggère ce sympathique bouffon aux lèvres pincées – , en dépit de toute horreur originelle, quand ses bestioles ne finissent pas en simple élément décoratif. Des héritiers qui oublient donc le message du maître, dans un pied de nez qui jouera beaucoup pour son long oubli (durant près de quatre siècles tout de même!). La démarche de réhabilitation, singulière et pédagogique, de la Villa Vauban vaut donc le coup, et nécessite, par ailleurs, de prendre son temps. N’oubliez pas que le diable se niche toujours dans les détails…
Grégory Cimatti
Villa Vauban – Luxembourg.
Jusqu’au 28 mai.