Depuis très longtemps, une classique n’avait pas été magnifiée par un tel scénario et de tels acteurs. Il est réjouissant de constater que Jempy Drucker en faisait partie.
Et si la plus belle des classiques flandriennes venait de s’être déroulée sous nos yeux ébahis, dimanche, au plus fort de la tempête, entre Gand et Wevelgem ? D’ordinaire offerte aux sprinters, cette fois, cette classique qui ne rentre pas dans le cercle restreint des monuments (au nombre de cinq pour les classiques, avec Milan – San Remo, le Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Liège-Bastogne-Liège et le Tour de Lombardie) a offert un spectacle d’une intensité dingue.
Sans doute même oubliée depuis des dizaines d’années (même si de belles classiques se sont déroulées ces dernières années). D’où le refrain entendu un peu partout de «course à l’ancienne». De course antique, épique, tragique et on en passe, refrain qui est venu chatouiller nos oreilles. Sans nous lasser pour autant.
> « Le cyclisme s’en souviendra… »
Ce sont les vrais « Flahutes » qui ont magnifié Gand-Wevelgem et il convient d’abord de leur rendre hommage. Dès l’avant-veille, au soir donc du Grand Prix E3, Jempy Drucker avait eu cet avis visionnaire : « Si la météo annoncée est avérée, ce sera une course dure, avec des bordures et ça peut donner une course folle. »
Ce fut bien plus que ça. Une course inoubliable. Une classique d’enfer. Et pas seulement parce que la course prit des allures de guerre de tranchées avec des coureurs à terre, dans le fossé, des scènes dont on se serait bien passé, pour tout dire. Car à l’évidence, des coureurs ont morflé. On peut se réjouir de suivre une course exaltante, pas d’assister à un massacre en série. Nuance.
D’où sans doute ces exhortations de plusieurs directeurs sportifs, tous d’anciens coureurs, de neutraliser la course. Des injonctions non suivies d’effet, dieu merci. Et tant mieux pour les 39 rescapés qui, comme le suggéraient Jempy Drucker au soir de l’épreuve auraient bien mérité de recevoir un de ces tee-shirt estampillés « J’ai survécu », qui fleurissent dans certains sports extrêmes.
Cette course d’hommes accoucha d’un coureur hors norme, un vieux de la vieille au maigre palmarès mais nourrit au lait des courses flamandes selon une filiation bien établie en Italie, de spécialistes des courses du Nord. Un courageux et un malin aussi. C’est aussi ça qui était beau. Luca Paolini n’était pas le plus fort du groupe de sept coureurs qui se détacha à la pédale dans un final qui dura plus de cent vingt bornes (!), du jamais vu.
La preuve, il en fut décroché avant de revenir tel un renard venant pointer le bout de son museau. « Dans le vent, allait ensuite rapporter le divin barbu, pardon divin poilu, les mecs tombaient de tous les côtés, je suis parti à la faute deux fois moi-même, j’ai changé de vélo deux fois, mais j’ai gagné. Il fallait s’accrocher pour ne pas tomber. Peut-être que mon rôle habituel de protection pour notre sprinter Alexander Kristoff m’a aidé car j’ai l’habitude de rouler devant. L’expérience a aussi joué. Un ancien a plus de résistance que les jeunes. Et puis la course a éliminé tous ceux qui ont eu froid, se sont découragés, ou avaient peur. Sur le final, j’ai su faire preuve d’audace pour démarrer à cinq kilomètres de l’arrivée. C’est le succès le plus inattendu de ma carrière mais j’ai su aller le chercher avec mon tempérament de guerrier. Avant de monter sur le podium, j’ai fait remarquer à Terpstra et Thomas que ce que nous avions fait était énorme et que le cyclisme s’en souviendrait… »
> Vent force 4, et non 350 watts machin chose
Luca Paolini l’avait parfaitement saisi en cours de route. Cette journée de doux-dingue, en dépit de la casse, était la plus belle publicité possible pour un cyclisme moderne que beaucoup d’observateurs imaginent déclinant, tout en égratignant son conformisme. Ses communications ouatées. Standardisées. Ses stratégies millimétrées. Avec des coureurs téléguidés via l’oreillette par des directeurs sportifs pas toujours bien inspirés et obnubilés par la course aux points du World Tour, un véritable tue-l’amour, en définitive dans lequel tout le monde est empêtré, de la tête aux pieds.
Les oreillettes, il y avait bien trop de vent pour qu’elles fonctionnent correctement dimanche. Comme il y avait bien trop de vent pour qu’ils puissent garder un œil sur leur capteur de puissance. C’était vent force 4, et non 350 watts machin chose… Il y avait bien trop d’impondérables pour que les coureurs restent en laisse tout au long des 240 kilomètres. Dans ce sauve-qui-peut généralisé on a vu une course dingue, oui, « un truc de fou », comme nous le rappelait hier un Jempy Drucker hissé au rang de ces 39 héros consentants et étant allé au bout. Oui, c’est vraiment magique une classique débridée, dépoussiérée de toutes ces contraintes, redevenue brute à l’état pur.
Luca Paolini, Jempy Drucker et tous les autres ont bien raison de penser qu’on s’en souviendra encore longtemps. Pas en référence de l’exploit d’untel ou d’untel champion. Non, simplement parce que dans des conditions dantesques, les Roelants, Vanmarcke et tous les autres, certains plus infortunés que d’autres, sont allés au bout de leur idées, sont restés debout, fidèles à leurs couleurs. À leur manière, ils ont réinventé une certaine idée d’un cyclisme en voie de disparition. Jusqu’à preuve du contraire…
De notre journaliste Denis Bastien