La journaliste Vanina Kanban a enquêté sur le trafic d’armes de guerre entre les Balkans et la France. La diffusion de son documentaire La Route de la kalachnikov provoque des remous au Luxembourg.
La Route de la kalachnikov est le fruit d’un travail d’investigation de 18 mois au cours duquel la journaliste Vanina Kanban, de l’agence Capa TV, a suivi le cheminement du trafic d’armes de guerre dont une partie transite par le Luxembourg.
Diffusé une première fois par Canal+ le 4 janvier, ce documentaire pose de graves questions sur la facilité avec laquelle on peut se procurer des fusils d’assaut en Europe et sur l’absence d’une lutte coordonnée contre ce trafic au sein de l’Union européenne.
Le Quotidien : Dans La Route de la kalachnikov, la référence au Luxembourg n’apparaît qu’une fois lors d’une transaction près de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine, et l’on voit l’acheteur dire que les armes vont être acheminées vers le Grand-Duché.
Vanina Kanban : Lorsque nous avons réalisé la séquence près de Sarajevo, nous avions filmé les numéros de série pour vérifier s’il s’agissait des mêmes armes qui allaient être livrées au Luxembourg. Nous devions nous revoir au Grand-Duché le 17 novembre, c’est-à-dire quatre jours après les attentats à Paris. Mais du fait des attentats, nos contacts ont tout annulé.
« Au Luxembourg, il est très facile de franchir les frontières »
Le nom du Luxembourg est-il revenu à d’autres moments ?
Sur la quinzaine de groupes de trafiquants que j’ai rencontrés, il y en a plusieurs qui passent par le Luxembourg. Cela s’explique par la position géographique du pays, voisin de la France, de la Belgique et de l’Allemagne et proche des Pays-Bas. Ça ne veut pas dire qu’on ne va pas retrouver la même chose en France ou en Belgique.
Ce qui ressort aussi sur le Luxembourg, c’est qu’il est très facile de franchir les frontières parce qu’il y a un important passage de frontaliers. C’est un moyen de passer inaperçu. Il y a aussi au Luxembourg une population originaire d’ex-Yougoslavie ou d’Albanie, les Balkans étant la principale source d’approvisionnement clandestine d’armes de guerre en Europe.
L’on retrouve la même chose dans la région de Metz, qui est un point par où passe le trafic des armes qui partent ensuite vers la région parisienne ou le nord de la France.
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Ce trafic présenterait donc un caractère communautaire ?
Que ce soit à Metz ou à Marseille, si des armes arrivent par les Balkans, ça veut généralement dire qu’il y a sur place des connexions avec des gens originaires des Balkans, même s’ils sont nés en France. Ensuite, ils revendent les armes dans les cités à des individus qui peuvent être français, belges ou tout autre.
De quel pays des Balkans proviennent les kalachnikovs ?
Plus de 70 % des kalachnikovs retrouvées en France viennent d’ex-Yougoslavie. En Albanie, il y a eu des émeutes en 1997 et les entrepôts d’armes ont été pillés, mais leurs kalachnikovs provenaient en majorité de Chine. Or le modèle que l’on trouve le plus en France est le M70 qui est fabriqué dans les usines Zastava, dans le sud de la Serbie, où nous nous sommes rendus pendant le tournage du film. Je ne serais pas étonnée qu’on retrouve le même modèle un peu partout en Europe.
Votre enquête débute à Marseille où les règlements de comptes armés se multiplient depuis des années…
Il y a des règlements de comptes ailleurs en France, mais c’est à Marseille qu’il y en a le plus. C’est souvent lié au trafic de drogue. La majorité des armes retrouvées le sont dans le cadre de perquisitions liées aux affaires de drogue. Les trafiquants utilisent les kalachnikovs pour se protéger, pour protéger un go fast par exemple. Ils ne se protègent pas de la police, mais des bandes adverses.
« On n’est pas près de voir une politique commune en Europe contre le trafic d’arme »
Est-on encore dans le domaine du « grand banditisme » ?
En y regardant de près, on se rend compte que les attaques de fourgons blindés en France correspondent à la fin des années 90, début des années 2000, c’est-à-dire à la fin des guerres en ex-Yougoslavie et après les émeutes en Albanie. C’est là qu’il y a eu recrudescence de ce type d’armes. Ensuite, on constate que dans les années 2000, on passe à autre chose où chacun a sa kalachnikov.
En gros, c’est : « Tu fais du trafic de drogue, il te faut ta kalach. » C’est aussi une question d’image, d’image de caïd. Si t’as pas ta kalachnikov, t’es pas un vrai. D’une certaine manière, on peut dire que la kalachnikov s’est démocratisée, même si c’est délirant de le dire comme ça.
De la grande à la petite délinquance, les kalachnikovs sont passées dans les mains des terroristes. S’agit-il des mêmes circuits d’approvisionnement ?
On se rend compte qu’il y a une porosité évidente entre la délinquance et les terroristes. On le voit bien dans les parcours de Mohammed Merah, des frères Kouachi, de Nemouche et compagnie. Ils avaient tous un passé de délinquant. Ils savent comment trouver les armes. Mais ils ne disent pas à la personne à qui ils les achètent qu’ils le font dans le but de commettre un acte terroriste. Les vendeurs n’ont pas du tout envie d’être associés au terrorisme, ils ne veulent pas avoir les Services sur le dos.
Combien d’armes de guerre circulent en France ?
Il n’y a aucun chiffre officiel. Sachant qu’elles arrivent depuis une vingtaine d’années à flux continu mais en petite quantité, on peut affirmer qu’il y en a peu qui sont retrouvées. Depuis que le gouvernement a décrété l’état d’urgence en France en novembre, il y a eu environ 3 000 perquisitions mais pas plus de 45 armes saisies. C’est très peu.
« Les mecs se demandaient si je ne travaillais pas pour les services secrets »
La lutte contre le trafic d’armes est-elle un échec ?
Je peux dire qu’en France ça n’a pas été une priorité. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a lancé un plan de lutte contre le trafic d’armes après une fusillade à Marseille, le 13 septembre 2015, ce qui veut dire que ça n’a pas été fait après les attentats de janvier. C’est assez étonnant, car on aurait pu s’attendre qu’une décision soit prise à ce moment-là.
Un policier m’a par exemple raconté qu’il a fallu un an de travail pour récupérer huit kalachnikovs dans le cadre du démantèlement d’un réseau. Or il faut 48 heures à un trafiquant pour passer quatre kalachnikovs en France depuis les Balkans. Ces huit kalachnikovs saisies, c’est l’équivalent de deux passages.
Des passages à travers plusieurs pays de l’Union européenne…
On ne pourra rien faire si aucun plan n’est mis en place au niveau européen. Mais je pense qu’on n’est pas près de voir une politique commune en Europe contre le trafic d’armes. Pendant mon enquête, je suis allée constater la corruption à la frontière hongroise, mais ça aurait pu être ailleurs. J’ai choisi la Hongrie parce que j’étais en contact avec des trafiquants qui passaient par là, mais il faut savoir qu’il n’y a par exemple aucun contrôle entre la Bosnie et la Croatie, porte d’entrée de l’Union européenne.
La corruption aux frontières est-elle le seul fait de douaniers?
Au niveau des douanes, c’est extrêmement connu et depuis des années. Pour comprendre, il faut bien voir le salaire moyen du douanier et l’argent qu’il peut gagner avec la corruption.
Ces douaniers savent que ce sont des armes qui passent?
Ça ne les intéresse pas. Le deal c’est : « Je te donne 2 000 euros, je suis en bagnole, tu regardes mon passeport et tu me laisses passer. » Moins le douanier en sait, mieux il se porte. Ce n’est pas une sorte d’organisation où tout le monde trempe dans le trafic d’armes, pas du tout.
Le même problème de coordination européenne existe aussi pour les armes de guerre neutralisées.
Il y a un problème parce que chaque pays a sa propre législation sur les armes et donc sur leur neutralisation. En Slovaquie, on peut acheter une arme n’importe où et elle peut être remilitarisée en cinq minutes, c’est facile. Il suffit de dire qu’on fait un tournage de cinéma, on achète trois kalachnikovs neutralisées et on les remilitarise dans un autre pays.
Les campagnes de récupération des armes de guerre mises en place par l’ONU et l’UE dans les Balkans sont-elles efficaces?
Cette politique ne fonctionne pas dans des pays qui ont connu la guerre récemment. En 1991, les Croates se sont retrouvés sans armes. Ils ont été obligés d’en acheter, de créer leur armée. Dans leur tête, il faut donc absolument garder les armes. Quand ils ont deux ou trois kalachnikovs et besoin d’argent, ils en vendent, mais en gardent une. C’est la même chose en Albanie et les autres pays de l’ex-Yougoslavie.
Le hasard a voulu que le 13 novembre, vous vous trouviez dans un café à proximité du Bataclan à Paris.
Cela a été très étrange. J’ai compris tout de suite qu’il s’agissait d’un attentat. Des rescapés du Bataclan ont rejoint le café par une arrière-cour et ont raconté ce qu’il se passait. Ce qui m’a le plus choquée, c’est que six des armes utilisées par les terroristes ont été fabriquées en Serbie, dans l’usine qu’on avait visitée.
Cela a-t-il renforcé votre volonté de dénoncer ce trafic?
Franchement non, je n’ai pas envie de continuer, il faut que je fasse une pause. Quand on a commencé le film 18 mois plus tôt, on était vraiment parti sur le grand banditisme, sans penser une seule seconde qu’au moment de la sortie du film, ça deviendrait ce que c’est devenu. Après Charlie, les choses sont aussi devenues plus difficiles, car les trafiquants ont eu plus peur de me rencontrer. Une parano s’est installée, les mecs se demandaient si je ne travaillais pas pour les services secrets français.
Fabien Grasser
Documentaire La Route de la kalachnikov (en intégralité / 2 parties) :
reportage, 2016 Spécial Investigation – La… par mouad-zaroual
reportage, 2016 Spécial Investigation – La… par mouad-zaroual
Teaser du documentaire :