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LuxLeaks : « L’absence de transparence a été la cause de beaucoup de problèmes »


"La plupart des groupes étaient assistés par des consultants, des avocats fiscalistes, qui étaient en mesure de constater si le ruling qui leur était octroyé était trop généreux", explique Fatima Chaouche. (photo Alain Rischard)

Analyser les LuxLeaks sous le seul angle du droit : c’est le défi que s’est lancé Fatima Chaouche qui a consacré à ce sujet sa thèse de doctorat en droit à l’université du Luxembourg.

Pendant quatre ans, Fatima Chaouche a patiemment exhumé les rares textes consacrés par le droit luxembourgeois aux «rulings» et rencontré de nombreux fiscalistes. Son travail apporte un éclairage inédit sur les LuxLeaks et met en évidence des pratiques proprement luxembourgeoises dans la relation entre l’administration fiscale et les contribuables.

Pourquoi avoir choisi les LuxLeaks comme sujet de thèse ?
Il s’agissait d’un sujet qui n’était pas du tout discuté dans le grand public. J’ai été consultante en fiscalité pendant trois ans dans un cabinet à Luxembourg et j’étais étonnée de voir les rapports entre les conseillers fiscaux et l’administration fiscale. J’étais très étonnée du rapport de confiance qui les liait et je me demandais sur quoi il était basé d’un point de vue juridique. Ce rapport de confiance m’a questionné car la plupart des pays ont une administration moins ouverte, plus agressive même.

Quand avez-vous commencé à travailler sur le sujet ?
En novembre 2014. C’était tout de suite après les LuxLeaks. C’était très polémique et je me suis rendu compte que le fait d’en parler était tout de suite suspect. Mais comme je venais avec une perspective juridique, on me recevait avec plus de bienveillance qu’un journaliste qui venait poser des questions, même si ça n’a pas forcément été facile.

Pourquoi ?
Parce qu’il n’existait pratiquement pas de doctrine qui parlait des « rulings ». D’un point de vue juridique, on peut s’interroger sur ce qu’est un « ruling » ? Est-il opposable à l’administration? Quelles sont les garanties de protection du contribuable si l’administration change d’avis? Toute cette doctrine n’existe pas. Ça a été un travail archéologique de trouver des éléments.

Cela n’était donc formalisé dans une loi ?
Non, il n’y avait pas de base légale au départ. Mais le problème n’est pas là, car l’administration fiscale interprète le droit. Elle explique à un contribuable comment la loi va s’appliquer à sa situation. Qu’il n’y ait pas de base légale n’est pas dérangeant. Mais il est difficile d’avoir une vue d’ensemble sur ce qui était confirmé par l’administration. On partait toujours du principe que si l’administration le disait, c’était comme ça. On n’avait jamais pensé qu’un jour, elle n’allait plus se tenir aux propres confirmations qu’elle avait données.

Historiquement, une étape est franchie dans l’application des « rulings » avec la publication, en 1989, d’une note des impôts.
Début 1989, la direction des Contributions adopte deux circulaires : l’une sur les sociétés de financement, l’autre sur les sociétés de coordination. C’est plus ou moins cela qui lance le régime des sociétés holdings. Cela fait partie de l’arsenal mis en place pour rendre la place financière attractive.

Mais pour bénéficier du régime fiscal de ces circulaires, il faut passer par une demande de renseignement. Comme la loi ne prévoit rien, le directeur de l’Administration des contributions directes (ACD) adopte une note interne. Elle cherche à organiser les demandes de renseignement, c’est-à-dire les « rulings ». Elle détermine une certaine procédure et, surtout, donne des ordres aux agents : « Voilà comment vous devez réagir, voilà ce que vous devez exiger pour que la demande soit complète et comment vous devez y répondre. »

N’est-elle pas insuffisante au regard de ce qu’écrira en 1997 Jeannot Krecké, alors député socialiste, dans un rapport sur la place financière ?
On peut interpréter de différentes manières ce qu’il a écrit. Il y a une polémique, car la page consacrée aux « rulings » dans son rapport ne figure pas dans la version finale publiée. Ce que Jeannot Krecké va surtout dire c’est que, dans la mesure où il n’y a pas de loi dédiée, on ne sait pas comment réagir si l’administration a donné un « ruling » sur la base d’une interprétation qui n’est pas conforme à la loi. Est-ce que ça se retourne contre le contribuable ou est-ce que l’administration est tenue à son engagement, même contraire à la loi ? Lui, le voit davantage dans l’optique de la protection des contribuables.

Une ligne de défense du gouvernement face aux LuxLeaks a été de dire que tous les pays font des « rulings ». Mais au Luxembourg, cela avait pris une dimension industrielle. Est-ce le fait d’une imprécision juridique ou d’une trop grande autonomie laissée aux agents ?

Il y a plusieurs éléments d’explication. D’abord, la loi est plutôt générale, c’est-à-dire qu’il est difficile d’interpréter des dispositions parce qu’elles sont courtes. C’est une volonté : il n’y a pas de code fiscal à proprement dire au Luxembourg, ce sont plusieurs lois mises ensemble. Du coup, l’administration va devenir l’outil qui va interpréter la loi par le biais de circulaires ou de « rulings ».

La seconde chose est qu’il y a un défaut criant de doctrine. Enfin, il y a une justification business. Comme beaucoup d’entreprises ont leur société mère à l’étranger avec des filiales au Luxembourg, le groupe est rassuré d’avoir un « ruling ». Il y a aussi un aspect clairement commercial avec des cabinets qui ont vendu les « rulings » comme un atout.

Se pose la question de la légalité avec la Commission européenne qui a remis en cause plusieurs « rulings », comme Fiat ou Amazon. Le peu d’encadrement était-il propice à des entreprises qui ne voulaient pas payer l’impôt qu’ils devaient ?
Dans un premier temps, il y avait une acceptation du « ruling » aussi bien de la part du contribuable que de l’administration. Il n’y avait pas de situation où le « ruling » était remis en question. Dans ce sens, le manque de transparence faisait que l’on avait des difficultés à savoir ce qui avait été confirmé. Mais si l’administration, et c’est ce que je défends dans ma thèse, estime qu’elle a donné un « ruling » qui dépasse le cadre, elle devrait pouvoir revenir dessus.

La plupart des groupes étaient assistés par des consultants, des avocats fiscalistes, qui étaient en mesure de constater si le « ruling » qui leur était octroyé était trop généreux. Le premier contentieux arrive devant les juridictions administratives en 2011 seulement. Il va consacrer l’opposabilité des « rulings ». Les juridictions administratives vont se baser sur le principe de la confiance légitime en disant que le contribuable avait une confiance dans l’administration qui doit honorer ce qu’elle avait dit.

Quand bien même le « ruling » ne respectait pas la loi ?
Le problème de cette notion de confiance légitime, que je critique, c’est qu’elle doit protéger celui qui n’était pas en mesure de savoir si le « ruling » était illégal.

Si l’on prend par exemple une entreprise de maçonnerie qui reçoit un « ruling », elle n’est peut-être pas armée pour se rendre compte qu’il y a un décalage entre ce que lui dit l’administration et la réalité. Dans ce cas, je propose que lorsque le contentieux arrive devant les juridictions, on accepte l’idée que la confiance légitime peut aussi être appréciée en fonction de qui a reçu le « ruling ». Cette distinction existe aux Pays-Bas et en Suisse. Si le destinataire était en mesure de constater l’illégalité, on ne va pas le protéger. Mais le maçon du coin, on va se dire qu’il n’était pas en mesure de le constater. Il a vraiment eu confiance dans l’administration.

À la fin des années 1980, le syndicat des impôts alertait sur ces lacunes tout comme sur le manque de moyens humains. Une autre réalité était la corruption d’agents de l’ACD qui géraient la fiscalité de sociétés. Certains ont été jugés et condamnés pour cela. Le droit fiscal peut-il se déconnecter de cette réalité qui influençait la pratique ?
Les règles du droit fiscal s’oppose à tout cela. Il y a des dispositions fiscales dans la constitution, de l’article 99 à 101, qui énoncent clairement qu’en la matière, le principe de légalité prime. Tout comme celui d’égalité selon l’idée qu’il faut abolir les privilèges, y compris en matière fiscale. C’est difficile à mettre en œuvre parce qu’il n’y a pas de publication des déclarations fiscales de tout le monde. En Finlande, par exemple, on peut y accéder. Ici, ce n’est pas du tout la mentalité parce que l’on n’a pas envie que sa déclaration fiscale sorte. Cette absence de transparence a été la cause de beaucoup de problèmes.

C’est-à-dire ?
Certains « rulings » étaient tellement bateau qu’il n’était pas nécessaire d’en avoir. C’étaient des confirmations pures et dures de la loi qui était très claire. Jamais on ne s’était dit que cela allait sortir de l’administration ou du contribuable. Ça reposait sur la confiance qui régnait entre des personnes censées être de bords opposés. En sociologie, on distingue tout un tas de niveaux de confiance et dans la famille, il y a ce que l’on appelle la familiarité : c’est une confiance qui n’a pas besoin d’éléments de confiance avec sa mère, son frère…

Finalement, cette familiarité se rapproche vraiment de ce que l’on a au Luxembourg. Cette confiance est la clé du problème : tant que l’administration appliquait les « rulings » qu’elle avait accordés, le problème ne pouvait pas émerger. C’est au départ de Marius Kohl (NDLR : le préposé du fisc qui avait signé les « rulings » révélés par les LuxLeaks) que les premières affaires arrivent devant les juges. Quand l’équipe change, elle découvre des dossiers qu’elle ne peut plus appliquer.

Avez-vous contacté des acteurs ayant travaillé sur les « rulings » des LuxLeaks ?
J’ai rencontré beaucoup de praticiens. Il y a chez eux cette idée, cette doxa, selon laquelle peu importe ce qui a pu être fait, car c’était dans l’intérêt du Luxembourg. Tout le monde en a bénéficié et personne ne veut remettre cela en question. Mais l’administration s’est désolidarisée à plusieurs reprises en disant que ce qu’avait fait Marius Kohl, il l’avait fait de façon indépendante et que ça ne correspondait pas à des directives… Qu’en gros, il était un électron libre.

Que se passe-t-il après 2014 et la révélation des LuxLeaks ?
Je pense que LuxLeaks a été un électrochoc. Si l’on regarde le nombre de « rulings » introduits avant et après le scandale, la baisse est impressionnante. Les cabinets disent que la pratique a chuté de plus 90%. On n’en fait plus, car il y a une connotation péjorative. Beaucoup de personnes relèvent que cette baisse coïncide avec le fait qu’il y a l’échange de « rulings » au sein de l’UE. On sait maintenant que le Luxembourg va donner les « rulings » qu’il a octroyés aux administrations étrangères qui peuvent voir ce qui a été confirmé. Il y a aussi eu une peur déraisonnable : quelqu’un peut avoir un « ruling » légal, mais le simple fait qu’il soit luxembourgeois peut susciter des contrôles à l’étranger. Cela peut aussi être des situations qui ne sont pas dans les clous, et l’on n’a pas envie d’attirer le radar dessus.

À partir de novembre 2014, l’on va se précipiter pour adopter un article dans la loi générale des impôts. Et puis on ne parle plus de « rulings ». Il y a un toilettage terminologique que l’on va même trouver dans les décisions de justice, qui parlent de « décision anticipée », de « décision fiscale préalable », de « rescrit fiscal ». Un règlement grand-ducal sera également adopté. Ce qui est très intéressant, c’est la création d’une commission du « ruling ». Elle permet d’avoir une interprétation uniforme du droit. Cela évite, par exemple, que le bureau de Luxembourg se prononce dans un sens et qu’il soit contredit par celui de Clervaux.

Il n’y a toujours pas de loi spécifique sur les « rulings » alors qu’elle était attendue comme un signal après le scandale ?
Il y a cet article, intégré à la loi générale des impôts, qui donne une base légale à la pratique. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir une loi spécifique. Dans la façon dont ça a été fait, c’est proprement luxembourgeois : on adopte une disposition très courte que l’on détaille davantage dans un règlement grand-ducal, parce qu’il y a toujours cette volonté d’avoir une législation fiscale courte, accessible. On ne veut pas de code fiscal énorme.

Entretien avec Fabien Grasser


Fatima Chaouche a obtenu son doctorat en droit de l’université du Luxembourg en octobre 2018. Elle a obtenu le prix Pierre-Pescatore et a fait l’objet d’une publication aux éditions Larcier, sous le titre Legitimate Expectations in Luxembourg Tax Law.