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[Exclusif] Le Luxembourg, plaque tournante du trafic d’armes de guerre


Une photo diffusée en juin 2015 par la gendarmerie française des 546 armes saisies, dans le cadre d'une vaste opération touchant le territoire national français mais aussi le Luxembourg et les Pays-Bas. Trente armes ainsi que des machines-outils avaient été saisies au Grand-Duché. (photo gendarmerie nationale française)

Les ministres de la Sécurité intérieure et de la Justice affirment que le Luxembourg ne joue pas de rôle dans le trafic international d’armes de guerre. C’est faux. Un réseau en partie implanté au Grand-Duché et démantelé en février 2015 alimentait le grand banditisme français mais aurait peut-être aussi fourni les terroristes de janvier 2015 à Paris.

  • Ces armes ne sont pas destinées au «marché» national mais transitent par le Luxembourg pour alimenter les filières internationales du grand banditisme auprès desquelles se fournissent aussi les terroristes.
  • Le trafic d’armes de guerre touche le Grand-Duché en raison de sa position géographique, mais peut-être aussi à cause de sa législation.
  • L’exemple du démantèlement d’un atelier de remilitarisation d’armes de guerre au Luxembourg, en 2015, permet de mieux cerner les contours de ce trafic.
  • Notre entretien avec la journaliste Vanessa Kanban, dont le documentaire La Route de la kalachnikov provoque des remous au Luxembourg.

Enquête : Fabien Grasser

Le 7 janvier dernier, le député socialiste Yves Cruchten s’inquiète du rôle du Luxembourg dans le trafic international d’armes auprès des ministres de la Sécurité intérieure, Étienne Schneider, et de la Justice, Félix Braz. Une question parlementaire réitérée le 12 février par la députée chrétienne-sociale Octavie Modert.

Les deux élus réagissent à la diffusion par les chaînes française Canal+ et allemande ZDF de La Route de la kalachnikov, un documentaire où l’on voit un trafiquant masqué acheter à deux vendeurs, également masqués, des kalachnikovs dans un coin perdu près de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine). L’arsenal, dit-il, sera livré au Luxembourg.

«Le gouvernement ne dispose pas d’informations ou éléments permettant de conclure […] que le Luxembourg servirait de pays de transit pour les activités de trafic d’armes illicites», répondent les deux ministres le 12 février à Yves Cruchten. Faut-il en douter? À la lumière de ce qui s’est passé le 10 février 2015, peut-être bien.

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Ce jour-là, à Rumelange, la police démantèle un atelier clandestin de remilitarisation d’armes de guerre préalablement neutralisées. Ce n’est pas banal. Dans la cave d’une maison, les policiers tombent sur des machines-outils de bonne facture, des tours, des fraiseuses et un imposant stock de pièces détachées, destinés à rendre à nouveau utilisables des armes mises hors d’usage selon des techniques variant au gré des législations en vigueur dans chaque pays.

Des fusils d’assaut acquis en Slovaquie

Agissant sur commission rogatoire internationale française, les policiers luxembourgeois perquisitionnent cette « maison mitoyenne, avec un jardinet, dont la cave abritait l’atelier », raconte le colonel Franck Auneau, commandant la section de recherches de la gendarmerie de Rouen, qui pilote alors l’enquête sous l’égide de la juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Lille.

Pour mener à bien son opération de Rumelange, la police grand-ducale limite les risques et déploie en appui les hommes de l’unité spéciale. Un couple et plusieurs individus, quatre ou cinq, sont interpellés. En fouillant la maison, les policiers mettent la main sur des pistolets et des fusils d’assaut acquis en Slovaquie, pays dont la législation sur la neutralisation des armes est précisément réputée souple.

Fusils d'assaut et kalachnikovs saisis par la police grand-ducale. (photo JC Ernst)

Fusils d’assaut et kalachnikovs saisis par la police grand-ducale. (photo JC Ernst)

La situation n’est pas plus reluisante au Luxembourg, car il n’y existe aucune loi sur le sujet. Le Grand-Duché se montre tout de même plus regardant sur les ventes et les exportations d’armes que ne l’est la Slovaquie.

Quoi qu’il en soit, l’affaire de Rumelange trouve un premier épilogue le 2  juin 2015. Après plusieurs mois d’investigations, la gendarmerie française déclenche une vaste opération simultanée dans 18  départements hexagonaux.

Des types «au beau pedigree»

Au total, dans cette affaire, les gendarmes saisissent 546 armes (dont 251 fusils d’assaut), 30 000 munitions et une poignée de grenades. Outre la dizaine de trafiquants arrêtés en février dans le volet luxembourgeois de l’enquête, ils interpellent 70 clients du réseau.

Des collectionneurs, mais surtout des gros poissons du banditisme, des types au « beau pedigree, membres des milieux corse, marseillais ou parisien », égrène le colonel Franck Auneau.

Au début de leur business illégal, les trafiquants écoulent une grosse part de leur marchandise sur la toile. « D’abord sur des sites connus comme naturabuy.fr », avant d’emprunter des voies plus discrètes, relate encore l’officier de gendarmerie. Le principal protagoniste du réseau est arrêté dans les Pays de la Loire, en France, le jour même où la police luxembourgeoise perquisitionne la maison de Rumelange. «Le responsable présumé de ce trafic est mis en examen puis écroué par le magistrat instructeur», rapportent les gendarmes de Rouen dans un communiqué daté du 3  juin 2015.

Pour les gendarmes, le dossier est clos. Ce n’est pas le cas au tribunal de grande instance de Lille où l’instruction se poursuit, fait savoir le procureur de la République.

Pas question, en tout cas pour l’instant, de livrer les noms des personnes impliquées. Dans cette affaire de trafic d’armes, comme dans d’autres, la discrétion est absolue depuis que les enquêteurs français traquent aussi les filières ayant approvisionné les terroristes de janvier et novembre 2015.

Les mêmes armes que les Kouachi et Coulibaly

Les réseaux qui alimentent le banditisme sont aussi ceux auprès desquels s’étaient équipés les auteurs des deux vagues d’attentats à Paris, presque tous d’anciens délinquants connaissant des vendeurs d’armes.

Une relation entre l’atelier clandestin de remilitarisation de Rumelange et les attaques de janvier 2015 est-elle dès lors possible? Un proche des milieux judiciaires, rencontré par Le Quotidien, ne l’exclut pas et la juge même « probable ». L’homme, qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat, attire l’attention sur les armes saisies à Rumelange et celles utilisées par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, en grande partie des armes remilitarisées.

Les armes dont étaient équipés Coulibaly et les frères Kouachi, correspondent au type d'armes remilitarisées clandestinement à Rumelange. (capture vidéo / AP)

Les armes dont étaient équipés Coulibaly et les frères Kouachi, correspondent au type d’armes remilitarisées clandestinement à Rumelange. (capture vidéo / AP)

Lors de leur perquisition dans l’ancienne cité minière, en février 2015, les enquêteurs luxembourgeois trouvent des pistolets Glock et des AR-15, l’ancêtre du M16 américain. Surtout, ils mettent la main sur des fusils automatiques et pistolets mitrailleurs VZ-58, VZ-59 et VZ-61 de fabrication tchèque, mais aussi des kalachnikovs, ou du moins des pièces permettant leur remise en état. Or l’on retrouve là presque tout l’arsenal utilisé par les tueurs de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, à l’exception des pistolets Tokarev de Coulibaly.

Un garagiste fournisseur d’armes

On sait aussi que ce dernier s’est équipé en Belgique auprès d’un ou plusieurs intermédiaires, dont un garagiste qui s’était lui-même fourni auprès de Claude Hermant. Ce Français de 52  ans, ancien du Front national au passé de barbouze, est l’un des principaux suspects mis en cause dans le réseau ayant alimenté Coulibaly. Incarcéré depuis plus d’un an dans le cadre d’une autre affaire de trafic d’armes, il ne nie pas que cet arsenal soit passé entre ses mains, mais récuse formellement être l’homme qui a remilitarisé les armes.

Des éléments troublants qui ne prouvent cependant rien. La seule certitude à ce jour est que l’atelier de Rumelange nourrissait des bandes de truands français de haut vol.

Cette affaire ajoutée à d’autres plus récentes, comme la saisie cette année de 50  fusils semi-automatiques ou d’un stock de kalachnikovs, attestent que la position du Luxembourg dans le trafic international d’armes de guerre n’est pas si anodine que le prétendent les ministres de la Sécurité intérieure et de la Justice.

Fabien Grasser

Armes saisies et stockées par la police. (photo JC Ernst)

Armes saisies et stockées par la police. (photo JC Ernst)

Deux affaires majeures depuis le début de l’année

Depuis janvier, au moins deux grosses affaires de trafic d’armes ont eu le Luxembourg pour toile de fond. La première était la saisie en janvier, près de Trèves, de 50  fusils semi-automatiques par la douane allemande. Les armes étaient dissimulées dans le coffre d’un véhicule venant du Luxembourg. Les douaniers avaient interpellé deux ressortissants polonais, le conducteur et son passager, qui ont déclaré avoir acheté les armes au Grand-Duché pour les revendre à un client polonais.

Plus impressionnant, il y a de cela deux ou trois semaines, les forces de l’ordre luxembourgeoises ont saisi un impressionnant stock de kalachnikovs, accompagnées de très nombreux chargeurs et plusieurs caisses de munitions. Mais selon nos informations, le propriétaire de ces armes posséderait les autorisations nécessaires à leur détention.

Les armes saisies au Luxembourg

Les armes saisies au Luxembourg finissent toutes à l’armurerie de la police, à Luxembourg-Hamm. Cela va de la banale bombe lacrymogène au fusil d’assaut, en passant par les couteaux, tasers, matraques, etc. Les armes y sont répertoriées, certaines, conservées, la plupart, détruites.

Chaque entrée est consignée par le service commandé par le commissaire principal Nico Biver, chef de l’armurerie, qui suit et entretient aussi les armes de service des 1 800 policiers luxembourgeois.

Depuis le début de l’année 2016, 94 infractions aux armes prohibées ont été relevées, correspondant à quelque 200 armes saisies, sachant qu’une affaire peut mener à la saisie de plusieurs armes. En 2015, 1 546 armes avaient été saisies (501  affaires).

En 2014, ces chiffres étaient de 986  armes saisies (491 affaires) et en 2013 de 1 808 armes (470 affaires). « Il y a peu d’armes à feu, mais beaucoup de couteaux », précise le commissaire Nico Biver.

Armurerie police grand-ducale armes prohibées saisies

Douilles stockées par la police grand-ducale. (photo JC Ernst)

86 427 armes légalement enregistrées

Par ailleurs, un total de 86 427 armes détenues par 15 670 propriétaires était légalement enregistré au Luxembourg au 31 décembre 2012, selon le service des armes prohibées et de gardiennage du ministère de la Justice. Ces chiffres sont en constante augmentation, enregistrant une hausse de 16 % sur dix ans.

Ils recouvrent aussi bien les armes à feu que certains couteaux requérant une déclaration. Lors de leur publication, François Biltgen, alors ministre de la Justice, avait trouvé ces chiffres «alarmants» et appelé à renforcer la législation.

Du Front national aux armes du jihad

Claude Hermant, un ancien du FN, est suspecté d’avoir vendu les armes avec lesquelles Coulibaly a commis les attaques de Montrouge et de l’Hyper Cacher.

Claude Hermant lors d'un meeting de l'extrême droite, à Lille, en 2011. (photo DR)

Claude Hermant lors d’un meeting de l’extrême droite, à Lille, en 2011. (photo DR)

Claude Hermant est ce que les enquêteurs appellent un «sacré client». L’homme de 52  ans, natif du pays minier du nord de la France, a été tour à tour para dans l’infanterie de marine, membre du DPS, le service d’ordre du Front national avec qui il s’est brouillé, combattant volontaire en Croatie et barbouze au Congo-Brazzaville, avant de devenir un pilier du mouvement identitaire de la région lilloise et adepte du survivalisme d’extrême droite.

Employé officiellement dans la friterie de sa compagne, Claude Hermant est écroué à la prison de Lille depuis janvier 2015 dans une affaire de trafic d’armes. Des armes qu’il vendait notamment sur internet via Seth Outdoor, une autre société gérée par sa compagne et spécialisée dans les articles de paintball, de survie et les équipements militaires, en principe hors armement.

En décembre dernier, les juges l’entendent en raison de son implication présumée dans la filière qui a fourni les armes à Amedy Coulibaly, le terroriste islamiste. Claude Hermant aurait fourni le garagiste belge qui aurait lui-même vendu les armes au tueur de Montrouge et de l’Hyper Cacher.

Les enquêteurs ont remonté la piste sur la foi de renseignements fournis dès le 14 janvier 2015 par les services secrets slovaques, numéros de série de cinq armes à l’appui. A priori, Claude Hermant ne nie pas que ces armes sont passées entre ses mains, mais il refuse de porter le chapeau en ce qui concerne leur remilitarisation.

Ce qu’a encore confirmé hier au Quotidien son avocat, Me Maxime Simon, du barreau de Lille. Un avocat qui n’hésite pas à parler d’« affaire d’État » quand il évoque le dossier de son client. Car avec Claude Hermant, rien ne semble vraiment simple. Comme l’ont démontré nos confrères de La Voix du Nord, parallèlement à ses activités de trafiquant d’armes, l’homme était aussi un indic des gendarmes et des douanes qui l’employaient pour démanteler des réseaux de… trafic d’armes.

Il se dit victime d’une machination

Et c’est pour cette raison qu’en septembre dernier, le ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, suivant l’avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale, a opposé le «secret défense» aux demandes de déclassification de documents des juges lillois qui mènent l’instruction.

Claude Hermant se dit victime d’une machination, lâché par les services de l’État en raison du caractère hautement sensible qu’a pris son dossier. Pour son avocat, la messe est déjà dite  : « L’instruction est asymétrique, laissant présager une affaire d’État où la garantie à un procès équitable passe au second plan. Nous envisageons donc la saisine de la Cour de cassation puis de la Cour européenne des droits de l’homme. »

Pas sûr qu’il se trouve beaucoup d’âmes charitables pour verser une larme sur le sort de Claude Hermant.

Fabien Grasser

Un règlement européen sur les armes de guerre

Des normes plus restrictives pour rendre les armes de guerre inutilisables entreront en vigueur le 8 avril.

Tous types de fusils à recycler, à l'armurerie de la police grand-ducale. (photo JC Ernst)

Tous types de fusils à recycler, à l’armurerie de la police grand-ducale. (photo JC Ernst)

Le Luxembourg ne possède actuellement pas de loi imposant la neutralisation des armes de guerre. Un collectionneur ou un tireur sportif peut ainsi posséder par exemple une kalachnikov en parfait état de marche, à condition qu’elle soit déclarée et qu’il soit détenteur d’un permis de détention, s’il la conserve à son domicile, et d’un permis de port s’il se déplace avec, pour se rendre à un stand de tir, par exemple.

Après les attentats de Paris, la Commission européenne a fait face aux critiques récurrentes sur l’absence d’une harmonisation européenne de la législation sur la neutralisation des armes de guerre. Elle a donc établi un règlement d’exécution qui s’imposera à l’ensemble des pays de l’UE. Ce texte technique définit avec précision les points à neutraliser sur ces armes afin de les rendre inutilisables.

Les collectionneurs rencontrés au Luxembourg sont vent debout contre cette mesure, estimant qu’elle va transformer leurs armes en « simples presse-papiers ». « C’est un peu comme un collectionneur de voitures anciennes, il aime avoir dans son garage des véhicules en état de marche », résume un gendarme français. Si l’on n’est jamais à l’abri « d’un type qui pète les plombs, les collectionneurs présentent généralement peu de danger. Le vrai risque, ce sont les cambriolages, d’autant qu’il n’y a pas de plainte quand les armes sont détenues illégalement », poursuit-il.

Quoi qu’il en soit, le règlement européen doit entrer en vigueur le 8  avril, au Luxembourg comme ailleurs dans l’UE. Il en va tout autrement d’une directive européenne en discussion depuis de longs mois et prévoyant des contraintes qui toucheraient aussi bien les collectionneurs que les organismes à vocation culturelle et historique.

Des États membres qui freinent

Ce texte a fait l’objet de deux réunions d’experts, les 26  novembre et 18  décembre, sous présidence luxembourgeoise du Conseil de l’Union européenne. Mais il ne fait pas l’unanimité. « Un certain nombre d’États ont fait savoir qu’ils ne pouvaient accepter cette réglementation, car les modifications techniques à apporter à ces armes en vue de leur désactivation causeraient une perte de valeur définitive, tant d’un point de vue historique que purement économique », raconte un collaborateur du ministre luxembourgeois de la Justice.

« Selon ces États, la Commission n’a pas démontré de façon convaincante que les armes détenues par les musées posent un problème, notamment dans le contexte du trafic en relation avec le terrorisme », ajoute-t-il. Les discussions se poursuivent sous présidence néerlandaise du Conseil de l’UE et le texte risque fort d’être amendé dans un sens moins restrictif.

2 plusieurs commentaires

  1. Je ne vois aucune arme de guerre sur la photo.Ce tas de ferraille est composé uniquement d’armes de chasse et de carabines de petit cvalibre 6m/m àu 22.C’est de l’intox.

  2. Bonjour, cet article est intéressant mais ne commettriez-vous pas une confusion entre les attentats de paris (13 nov.) et les attentats du 7-9 janvier quant à l’origine des armes ? Car Hermant a commandé son arsenal sur AFG (Slovaquie) entre juillet 2014 et novembre 2014. Cette filière est connue. Par ailleurs aux dernières infos, Hermant remilitarisait lui même les armes, même si ce point est contesté. Sauf à imaginer que Hermant ait importé des armes neutralisées de Slovaquie avant de les réexpédier pour remilitarisation…. Alexis K. http://www.greffiernoir.com