Après vingt ans de surplace à la suite d’une guerre dévastatrice, la Bosnie-Herzégovine, théâtre de violentes émeutes sociales l’an passé, regarde à nouveau vers l’Union européenne pour entreprendre enfin des réformes et éviter de sombrer, alors que le monde commémore ce samedi le 20e anniversaire du génocide de Srebrenica, qui a vu les Serbes tuer 8300 Bosniaques en juillet 1995.
Divisée entre ses communautés, économiquement sinistrée, rongée par la corruption et paralysée par ses institutions, la Bosnie-Herzégovine n’a toujours pas pris son destin en main. Craignant pour la stabilité du pays, l’Union européenne vient de rouvrir le chemin de l’adhésion en donnant la priorité aux réformes économiques et sociales, et non plus constitutionnelles. Poussés par la communauté internationale, les responsables politiques du pays parlent de «dernière chance».
Vingt ans après la signature des accords de paix de Dayton (14 décembre 1995), la capitale bosnienne, Sarajevo, cernée par des collines verdoyantes, a été largement reconstruite. Mais sur les vieux bâtiments, les impacts de balles témoignent de la violence d’un siège qui a duré plus de trois ans (10 000 victimes). C’est dans cette «Jérusalem des Balkans», où les mosquées côtoient la cathédrale, la grande église orthodoxe et la synagogue, que le pape François s’est présenté le 6 juin en «messager de la paix». La guerre est dans toutes les mémoires. Et dans nombre de conversations. Celles des Serbes (orthodoxes), Bosniaques (musulmans) et Croates (catholiques) qui se sont entretués hier et tentent depuis vingt ans de construire ce pays multiethnique.
Exacerbé par une guerre (1992-1995) qui a fait 100 000 morts et 2,2 millions de réfugiés et déplacés, le nationalisme est encore omniprésent, d’abord entretenu par de puissants partis politiques qui y trouvent un moyen de protéger leur pouvoir, sur fond d’une corruption endémique. L’hymne bosnien qui a accueilli le pape reste sans paroles, faute d’accord sur un texte par les trois communautés.
Un pays divisé
Car si elle a permis la paix, la Constitution issue de Dayton a cimenté les divisions en scindant le pays en deux «entités» très autonomes dont la frontière coupe la capitale elle-même : la Republika Srpska (République serbe) et la Fédération de Bosnie (croato-musulmane, elle-même divisée en dix cantons ayant chacun leur parlement et leur gouvernement).
En plus de créer une partition territoriale qui disqualifie le vivre ensemble, ces institutions éclatées paralysent les prises de décision et consacrent l’hypertrophie d’une ruineuse bureaucratie. Imaginez quatorze ministres de la Justice et autant de lois disparates pour quelque 3,8 millions d’habitants. Les querelles politiciennes et les mandats d’à peine quatre ans n’arrangent rien à l’instabilité et à l’inertie ambiantes.
Dirigé par une présidence tripartite (un Serbe, un Bosniaque et un Croate), l’État bosnien est très faible et ne centralise aucune compétence en dehors des affaires extérieures. Il ne dispose par exemple d’aucun ministre de l’Agriculture, secteur clé de l’économie.
À l’étroit au sein de la Fédération, les Croates (15% de la population) rêvent de la création d’une troisième entité, les Serbes (33%) préparent une plus grande autonomie en vue d’une indépendance de la Republika Srpska, tandis que seuls les Bosniaques défendent une Bosnie unifiée, étant majoritaires (48%). Faute de consensus, le pays ne parvient même pas à absorber l’ensemble des crédits alloués par l’UE (40 millions d’euros par an).
Le signal d’alarme des émeutes
Dans ce contexte fragile, les grandes manifestations contre la pauvreté qui ont eu lieu de février à avril 2014, les premières d’une telle violence depuis la guerre, ont agi comme un puissant signal d’alarme. Le siège de la présidence avait été incendié. «Les politiques ont réalisé que les gens pouvaient descendre dans la rue pour autre chose que les causes nationalistes» , observe Daria Sito-Sucic, journaliste pour l’agence Reuters à Sarajevo.
L’Union européenne, qui avait gelé le processus d’intégration du pays depuis 2008 faute de réforme constitutionnelle, a soudainement réorienté sa stratégie d’accompagnement vers les réformes économiques et sociales, par crainte d’un «Printemps bosnien» explosif dans un pays parmi les plus pauvres d’Europe, miné par un chômage de masse (44 %, mais 27 % en comptant le travail au noir), notamment chez les jeunes (67 %) et une corruption généralisée.
Durant plusieurs années, l’ex-commissaire à l’élargissement Stefan Füle s’est acharné en vain sur la question des discriminations qui frappent les minorités dans la Constitution, symbolisées par l’affaire Sejdic-Finci, du nom de ces deux hommes politiques, inéligibles en raison de leurs origines rom et juive, qui avaient obtenu gain de cause en 2009 devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Cap sur les réformes économiques et sociales
Si nécessaire soit-elle en vue d’une adhésion future à l’UE, cette réforme est désormais mise de côté, faute de consensus, notamment en raison de l’ultrasensible clé de répartition d’élus et de hauts fonctionnaires réservés aux trois seuls peuples «constituants».
«Changer la Constitution satisfera les politiques, mais ne changera pas la situation sociale. L’urgence est de trouver une solution au désespoir des gens en créant des emplois» , affirme désormais Lars-Gunnar Wigemark, le nouveau représentant de l’Union européenne en Bosnie, au dernier étage de l’immeuble de verre de la délégation de l’UE, qui réunit 160 agents à Sarajevo.
Ainsi, devant le risque d’un effondrement du pays, l’UE, sous impulsion germano-britannique, a fini par activer, le 1 er juin dernier, l’Accord de stabilisation et d’association, pourtant signé en 2008, qui octroie en quelque sorte à la Bosnie le statut de précandidat à l’Union. Il doit sonner le départ du long train de réformes nécessaires pour accrocher les critères européens, notamment sur le marché du travail, mais jamais entreprises depuis vingt ans.
«Les politiques qui doivent réformer sont les mêmes qui ont dormi ces dix dernières années. Mais il n’y a plus le choix» , constate Lars-Gunnar Wigemark.
Espérant décrocher le statut de candidat à l’UE en 2017, Mirko Sarovic, le ministre du Commerce extérieur, le reconnaît : «Nous avons tous dormi durant sept ou huit années.» Au siège de la présidence de Bosnie, les conseillers des trois présidents l’assurent à tour de rôle : l’atmosphère est désormais «positive» et le nouveau gouvernement, formé le mois dernier après six mois de tractations, sera «beaucoup plus efficace» que les précédents pour dénicher un compromis sur l’essentiel, à savoir le développement économique, afin d’intégrer l’UE et d’ «offrir une meilleure vie aux citoyens» .
Des citoyens qui ont du mal à croire à ce scénario optimiste, plus enclins à faire confiance à leurs voisins et à leur famille plutôt qu’à un pouvoir trop vertical, jugé médiocre et corrompu, dont chacun dit qu’il profite d’abord du statu quo. Habitués à l’autoritarisme de l’ex-Yougoslavie (et autrefois des empires austro-hongrois et ottoman), les habitants dans leur majorité «ont une faible conscience politique et sont habitués à suivre les partis et leur jeu de revendication identitaire» , explique Amil Ducic, journaliste de 34 ans au journal Avaz . Et ce d’autant plus dans les campagnes et les villes secondaires, hors des survivances des dernières bulles cosmopolites de la capitale.
Mais l’an dernier, les slogans communautaires n’ont pas été criés. Ni leader, ni parti, ni syndicat (les seuls qui ont du pouvoir sont ceux du secteur public, inféodés aux partis) dans ces manifestations : c’est d’ailleurs ce qui a sauvé le pays d’une révolte plus radicale. «L’insatisfaction grandit. Lors des protestations l’an passé, personne n’a parlé des questions ethniques, car elles ne sont pas un problème. Les gens veulent vivre ensemble et ne veulent plus de la perfusion internationale. Le pays à trois têtes, c’est ce que veulent faire croire l’Occident et les politiques du pays pour mieux conserver leur pouvoir et ne pas s’occuper du vrai problème : la pauvreté, la justice sociale», résume une journaliste locale, dont le métier est largement malmené en Bosnie (menaces, pressions, etc.).
«C’est notre dernière chance»
Finalement, après la rue l’an passé, le véritable coup de semonce vient aujourd’hui de la communauté internationale, avec notamment une UE qui privilégie l’approche technico-pratique plutôt que l’exigence politique, trop sensible et vouée à l’échec.
Aux côtés de l’UE, la Banque mondiale et le FMI font également pression pour transformer les promesses en actes et voir le pays sortir du marasme. «Depuis les accords de Dayton, il n’y a jamais eu autant de soutien de la communauté internationale. C’est elle qui pousse au changement, ce n’est pas le pays qui se prend en main. Je ne veux pas imaginer ce qui se passera si nous n’utilisons pas cette opportunité de réformer notre pays. C’est notre dernière chance» , concède Goran Mirascic, conseiller du Premier ministre de la Fédération.
Pour cet ex-république communiste, qui compte moins de 45% d’actifs (72% au Luxembourg) et dont plus de la moitié des actifs sont des fonctionnaires ou assimilés, le cap est clair avec trois grandes priorités identifiées. D’abord assouplir le droit du travail dans le secteur privé, où les licenciements sont quasi impossibles : «Sans cette réforme, nous n’aurons pas un nouveau prêt du FMI en septembre. Nous ne serons plus capables de payer les pensions et les salaires des fonctionnaires» , tranche Goran Mirascic, professeur d’économie de 38 ans, à l’accent américain, qui porte bouc, jean et veste décontractée.
«On a perdu quinze ans»
Deuxième urgence : améliorer le climat des affaires. Le pays est classé 131e sur 189, entre le Bangladesh et l’Ouganda, selon l’indicateur Doing Business de la Banque mondiale. Et un délai de 30 à 120 jours est nécessaire pour créer son entreprise en Bosnie. Troisième priorité : réduire la charge fiscale sur l’emploi (taxé à 68 %) : «Plus vous embauchez, plus vous êtes puni financièrement. Le système tue l’ambition de croissance» , résume Edin Mehic, l’un des symboles de la jeune économie bosnienne.
Ce multientrepreneur de 38 ans a réussi avec une série de start-up sur internet : «Parce que je ne voulais pas devenir fonctionnaire, mes parents se sont demandé ce qu’ils avaient fait de mal» , confie-t-il dans un rire jaune, en appelant à libérer l’économie. « C’est une aventure d’être entrepreneur ici. Mais le secteur public ne peut pas embaucher tout le monde! Les discours nationalistes ont leur limite.»
Selon lui, la nouvelle stratégie de l’UE est «la meilleure chose pour le pays» et va «pousser à bouger» . «On a perdu 15 ans en discutant de la Constitution, qui est tellement compliquée à changer. Pour sortir de la perfusion des prêts du FMI, qu’il faudra rembourser, la priorité est de créer de la valeur, des emplois. Si vous avez de l’argent, vous êtes libre et indépendant. Sinon, la rhétorique nationaliste peut reprendre» , met en garde l’entrepreneur, en basant son optimisme sur la nouvelle génération, mieux éduquée et connectée aux nouvelles technologies.
Des oligarchies corrompues
La corruption, pour laquelle le pays est classé 80e sur 175 à l’index de Transparency International, effraie évidemment les investisseurs. «C’est depuis vingt ans un obstacle énorme au développement économique. 89% des citoyens pensent que la lutte contre la corruption est inexistante. Les partis politiques ont pris le contrôle complet des institutions qui sont oligarchiques» , assène Lejla Ibranovic, représentante de Transparency International. Le gouvernement de la Fédération vient déjà de perdre sa majorité à cause de querelles sur la nomination de postes de direction dans le secteur public…
En Bosnie, seulement 20% des prestations sociales (parmi les plus élevées d’Europe en proportion du PIB) atteignent les 20 % de gens les plus pauvres, selon les chiffres de l’UE. Un système inefficace, basé sur les droits et non sur les besoins, dans lequel les vétérans de l’armée se taillent encore la part du lion. «Même avec des impôts très élevés, les secteurs de l’éducation et de la médecine fonctionnent mal» , relève Edin Mehic.
La Croatie et l’affaire des produits laitiers
Sur la route de l’Europe, la Bosnie est le moins bon élève des pays de l’ex-Yougoslavie. La Serbie et le Monténégro se sont déjà mis en mouvement en vue d’une adhésion à l’UE, dont la Croatie est devenue membre le 1 er juillet 2013.
Un nouveau statut qui isole davantage la Bosnie, qui ne peut plus, par exemple, exporter ses produits laitiers chez son voisin, autrefois son plus grand client. «Dans le secteur agroalimentaire, très important ici, nous avons perdu beaucoup en n’adoptant pas les standards européens ces dernières années» , reconnaît le ministre du Commerce extérieur, le Serbe Mirko Sarovic, ancien collaborateur du criminel de guerre présumé Radovan Karadzic.
En Bosnie, les prochains mois seront décisifs. Fin mai, devant le siège de la Fédération à Sarajevo, une vingtaine de retraités font le pied de grue depuis des heures pour déplorer un retard de plusieurs années dans le paiement de leurs pensions. «L’Europe, qu’est-ce que c’est l’Europe? On n’a rien à manger, on ne peut pas être européens avec des estomacs vides!» , scandent-ils, assurant que 70 000 personnes sont dans leur cas dans le pays. À la suite de la privatisation de leur compagnie, ils se sont aperçus que leurs cotisations n’avaient pas été reversées aux institutions. «Cet État est bâti sur du vent» , peste l’un d’eux.
«Certains pensent qu’il va y avoir une nouvelle guerre» , entend-on facilement à Sarajevo. «En 1992, on ne l’avait pas vue arriver.»
Sylvain Amiotte, envoyé spécial à Sarajevo
Ces étudiants qui veulent quitter le pays
« Toute ma vie est là, ma famille, mes amis, mais non, je ne vois pas mon futur ici. Tous les étudiants espèrent une seule chose : partir. Il n’y a pas de futur ici.» Le beau sourire de Lea Ciric, 20 ans, étudiante en psychologie à Sarajevo, n’entame pas son pessimisme. Elle compte «faire encore trois ans ici puis peut-être bouger en Croatie. Ils ont de meilleurs profs et de meilleurs programmes, car ils sont dans l’Europe. Ici, ils n’en ont rien à faire de la psychologie.» Son frère travaille dans l’informatique : «Il est heureux, car il a un bon salaire, environ 600 euros.»
Fille d’un père musulman employé à l’ambassade américaine et d’une mère catholique fonctionnaire, Lea revendique sa mixité comme une chance dans ce pays divisé. «C’est mieux pour moi. À l’université, nous sommes mélangés, les différences ne sont pas aussi claires.» Au recensement ethnique l’an dernier, le premier depuis 1991, elle a préféré cocher la case «Je ne veux pas dire», plutôt que « bosniaque » et/ou « croate ». Tout comme elle ne veut pas entendre parler de la guerre au cours de laquelle elle est née : «Les gens en parlent encore beaucoup, mais moi je n’étais pas là. Je n’ai aucune idée de qui a fait quoi et je ne veux pas le savoir. Toutes les communautés racontent des choses différentes. Les politiciens parlent toujours de la guerre, ils ne font rien pour les gens, seulement pour eux. Ils ne veulent pas réformer. Ils disent qu’ils veulent l’harmonie, mais ils se battent entre communautés. Nous sommes fatigués de tout ça, on a besoin de voir devant.»
L’UE ? La Bosnie «doit d’abord grandir»
Lea, à l’anglais impeccable, souhaiterait que la Bosnie n’ait qu’un seul président, non plus trois, et que l’argent soit investi dans l’éducation, sans que des étudiants en économie se retrouvent diplômés de médecine par le jeu de la corruption.
Son ami Diego Bozic, 20 ans, sait lui aussi qu’il poursuivra ses études d’économie «ailleurs» , à «Zagreb ou Eindhoven» , car il veut un «diplôme reconnu» par l’UE pour avoir «un bon boulot» , ce qui «n’existe pas ici» . «Je veux avoir une meilleure vie. Ma mère est secrétaire dans une compagnie de transport, c’est difficile ici. Si tu n’as pas d’argent, tu ne peux rien faire. Et je n’ai pas envie de payer pour avoir un job. Je reviendrai si ça s’améliore, mais ça m’étonnerait.»
La Bosnie dans l’Union européenne? «Ce serait bien, mais dans d’autres circonstances. Là, on serait la Grèce, on ferait faillite, on enchaînerait crédit sur crédit… On doit d’abord grandir pour pouvoir apporter quelque chose à l’UE.» De parents croates, Diego aurait voulu pouvoir cocher une case «bosnien» lors du recensement. «Je suis catholique, j’ai le passeport croate, mais je me sens bosnien.» Pour lui, la guerre a d’abord été due à de «mauvais leaders» . Et c’est toujours le cas à ses yeux : «Nos politiques sont mauvais, ils ne font rien. Beaucoup de gens ont peur d’une nouvelle guerre. Je voudrais un pays normal.»