Gilets jaunes éborgnés, mâchoires fracassées, coma… L’accumulation de blessures graves causées notamment par les lanceurs de balles de défense (LBD) utilisés lors des manifestations, nourrit la colère contre le gouvernement et la police, qui a dû appeler ses forces à plus de prudence.
Leurs deux vies ont basculé presque au même endroit, dans le centre de Bordeaux, à cinq semaines d’écart. Chacun victime d’un tir de LBD – cette arme d’épaule qui projette des balles de caoutchouc de 40 mm de diamètre – alors qu’ils se trouvaient parmi les gilets jaunes lors d’échauffourées avec la police. Le 12 décembre, Jean-Marc Michaud, un horticulteur de Charente-Maritime de 41 ans, a eu le côté droit du visage défoncé par une de ces balles de caoutchouc semi-rigides projetées à plus de 300 km/h, et perdu son œil droit. Samedi, Olivier Béziade, un pompier volontaire girondin père de trois enfants, a été atteint plus en arrière, à la tempe. Il est depuis hospitalisé, inconscient.
Selon une source policière, au moins 5 personnes ont été gravement blessées pour le seul samedi dernier, « vraisemblablement » victimes de LBD. Le gouvernement déplore depuis la mi-novembre près de 2 000 blessés côtés manifestants, et 1 000 chez les forces de l’ordre, sans plus de précisions. Des sources s’alarment de « mutilations en série » inédites à ce rythme depuis des décennies en France. Le collectif militant « Désarmons-les » et le journaliste indépendant David Dufresne ont ainsi recensé près d’une centaine de blessés graves, en grande majorité par des tirs de LBD, dont une quinzaine qui ont perdu un œil.
Le LBD-40, successeur du Flash-Ball utilisé à partir des années 90 et destiné à neutraliser sans tuer, fait débat depuis plusieurs années en France. Il y a un an, le Défenseur des droits Jacques Toubon avait préconisé son interdiction en maintien de l’ordre en raison de sa « dangerosité ». Jeudi, il a demandé la suspension de son utilisation, pour « prévenir plutôt que soigner ». Interrogé sur le sujet au Sénat, le secrétaire d’État à l’Intérieur Laurent Nuñez a exclu toute interdiction du LBD. Son emploi se fait « dans des conditions très strictes », et « si les policiers ne faisaient pas usage de ces moyens de défense, peut-être que certains auraient été lynchés lors des dernières manifestations », a-t-il affirmé.
Tirs jugés abusifs
Selon les manuels d’instruction, les forces de l’ordre ne doivent recourir au LBD qu’ « en cas d’absolue nécessité » et « de manière strictement proportionnée », ne pas tirer au dessus des épaules, ni à moins de dix mètres de la cible, et prendre soin d’éventuels blessés. Mais ces règles sont loin d’être toujours respectées au vu de certaines vidéos qui inondent internet et les réseaux sociaux nourrissant une colère parfois haineuse contre le gouvernement et les forces de l’ordre. Sur celles du tir de LBD qui a atteint Olivier Béziade, on voit ainsi le policier faire feu à hauteur de tête, sans menace immédiate sur sa personne, vers des gilets jaunes apparemment en fuite, et se replier sans s’enquérir de son état.
Le gouvernement soutient lui sans fard ses forces de l’ordre. « Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant », a affirmé cette semaine le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner. « Le gouvernement est dans le déni, ça ne fait qu’attiser la colère », regrette David Dufresne. Le patron de la police nationale, Éric Morvan, a toutefois rappelé cette semaine dans une note à ses troupes que l’utilisation du LBD devait être proportionnée et que « le tireur ne doit viser exclusivement que le torse ainsi que les membres supérieurs ou inférieurs ».
Depuis le début du mouvement, l’IGPN, la police des polices, a reçu plus de 200 signalements de violences policières, sans qu’on sache combien sont liées au LBD. Ces dernières années, quelques policiers ont écopé de prison avec sursis pour des tirs de LBD jugés abusifs. « On se prend des bouteilles en verre, des parpaings, de l’acide, des boulons. Le LBD, c’est l’arme qui fait peur. Si on nous les retire, plus aucun collègue ne voudra aller sur les manifs », estime un responsable policier. « Lorsqu’il y a une pagaille pas possible, tu ne peux pas l’utiliser sans risque de dégâts collatéraux », tempère un autre, rompu au maintien de l’ordre.
Une partie des victimes et témoins de blessures graves pointent du doigt les policiers des brigades anti-criminalité appelées en renfort. Recourir à la BAC « est une faute qui peut engendrer des drames », ajoute un autre policier, car « la finalité du LBD, c’est l’interpellation, pas faire mal ». « Si les flics avaient quelque chose à me reprocher, il suffisait de me tirer dans les jambes pour m’immobiliser, et de m’arrêter », regrette Jean-Marc Michaud.
LQ/AFP