Un juge unique qui se déclare compétent pour juger un accident de la route ayant fait des blessés, c’était du jamais vu au Grand-Duché. Lundi dernier, la Cour d’appel a donné son feu vert…
Au mois d’août, une nouvelle loi a allongé la liste des affaires en matière pénale relevant de la compétence du juge unique. Certaines affaires ne doivent plus être jugées par une composition collégiale à trois juges. Le premier accident incluant un dommage corporel – un jeune conducteur qui avait perdu le contrôle de son véhicule et atterri dans un pré à Bissen – dont a été saisi un juge unique a donné du fil à retordre. La Cour d’appel a finalement tranché.
Bien connu chez nos voisins en France et en Belgique, le principe du juge unique en matière correctionnelle au Luxembourg restait traditionnellement avant tout réservé aux infractions en relation avec la circulation routière, à l’exception des accidents avec des bles- B sés. C’étaient les fameuses audiences de fin de semaine, où les prévenus défilent à la barre : alcool au volant, défaut de permis de conduire valable, absence de contrat d’assurance, vitesse excessive…
Cet été (loi du 10 août 2018), les compétences du juge unique en matière pénale ont été considérablement étendues. Le but : instruire et évacuer plus d’affaires par semaine. N’étant plus obligés de siéger à trois, les juges sont disponibles pour d’autres tâches, par exemple pour rédiger les jugements. Parmi les infractions qui ne doivent plus être jugées par une composition collégiale au tribunal d’arrondissement figurent ainsi la rébellion, l’outrage ou la violence contre une autorité, la menace d’attentat… ainsi que les coups et blessures résultant d’une infraction au code de la route. La dérogation pour les délits visés par l’article 9 bis (homicide involontaire et coups et blessures survenus en lien avec un accident) de la loi du 14 février 1955 concernant la réglementation de la circulation sur toutes les voies publiques a été supprimée. Ce qui signifie qu’un juge unique peut se saisir d’un accident de la route ayant fait des blessés.
« Incompétent »
Lundi dernier, la Cour d’appel a dégagé la dernière pierre d’achoppement. La 13e chambre correctionnelle, qui s’était retrouvée saisie, la toute première, en composition de juge unique, d’un accident de la route avec des blessés, s’était en effet déclarée «incompétente» pour connaître de l’infraction de coups et blessures causés le 15 septembre 2017 par un jeune conducteur. Il avait perdu le contrôle de son véhicule et avait atterri dans un pré à Bissen. Dans son jugement rendu le 15 novembre 2018, le tribunal estimait que la nouvelle loi énumère bien le fameux article 9 bis qui fixe la peine pour les coups et blessures en lien avec l’accident de la route, mais pas l’article 418 du code pénal qui définit l’infraction de base des coups et blessures involontaires. Pour laquelle une composition collégiale reste compétente… Une semaine plus tard, la 18e chambre correctionnelle, saisie d’une affaire similaire, avait rendu la même décision. Dans les deux cas, le ministère public avait interjeté appel.
La Cour d’appel, qui s’est prononcée lundi dernier, a finalement estimé que le juge unique s’est déclaré «à tort» incompétent. En effet, selon la Cour, l’article 9 bis de la loi du 14 février 1955 a une existence autonome par rapport à l’article 418 du code pénal. Résultat : le prévenu sera renvoyé devant une chambre correctionnelle siégeant en composition de juge unique…
L’accident mortel entre les mains d’un seul magistrat
«C’est une question d’interprétation », nous explique le premier avocat général Marc Harpes. Mais maintenant, à la suite de cette décision de la Cour d’appel, on pourrait «parler de jurisprudence » : «Les juges de première instance sont censés s’y conformer. » Toujours est-il qu’avec cette réforme un prévenu qui a causé un accident mortel et qui encourt jusqu’à 5 ans de prison et 25 000 euros d’amende se retrouve désormais entre les mains d’un juge unique, alors que pour l’infraction de base des coups et blessures involontaires de droit commun – réprimée par des peines plus légères – le tribunal siège et délibère encore en composition collégiale. «Ce n’est pas complètement logique», acquiesce notre interlocuteur. Il précise toutefois que du moment qu’il y a un lien de connexité avec d’autres infractions qui, elles, sont soumises à une composition collégiale, le tribunal siège avec trois juges. Un exemple : «Un conducteur qui commet un vol à une station-service, prend la fuite, puis sous l’influence de l’alcool commet un accident. S’il est poursuivi pour tous les délits lors d’un même procès, il sera jugé par une composition collégiale à cause de l’infraction du vol.»
La collégialité maintenue en instance d’appel
Le premier avocat général ne le cache pas : «Il n’y a pas que des avantages. On peut espérer que la qualité n’en souffre pas trop.» Certains magistrats s’étaient montrés réticents à l’élargissement des compétences du juge unique. S’il est vrai qu’une composition collégiale n’apporte pas toujours une plus-value pour le volet pénal, le volet civil, lorsqu’il est question de calculer tous les dommages et intérêts, peut parfois s’avérer plus complexe… Dans tous les cas, ces modifications en matière correctionnelle ne concernent que le tribunal de première instance. «La collégialité reste assurée au niveau de l’appel », soulève le premier avocat général. Pour l’instant, il est difficile de chiffrer l’impact de cette réforme. Rappelons toutefois que les affaires en matière de circulation engorgent une grande partie des tribunaux. En 2017, elles représentaient près de 43 % des 53 443 nouveaux dossiers (en matière de police, de correctionnelle et de criminelle) entrés au parquet de Luxembourg et 50 % des 9 582 nouveaux dossiers au parquet de Diekirch. En matière correctionnelle, la répartition tournait autour des 20 %.
Fabienne Armborst