Le journaliste français Édouard Perrin, qui a révélé le scandale LuxLeaks, a été inculpé jeudi, notamment pour vol domestique et blanchiment, a annoncé le Parquet de Luxembourg dans un communiqué. Cette annonce a été dénoncée aussitôt comme une atteinte à la liberté de la presse, notamment par le consortium international de journalistes ICIJ et l’eurodéputée Eva Joly.
« En date de ce jour, le juge d’instruction a procédé à l’inculpation d’un journaliste français. Il lui est reproché d’être co-auteur, sinon complice des infractions commises par l’un des anciens collaborateurs de PwC », a indiqué ce jeudi le parquet, sans préciser le nom du journaliste. De source judiciaire, on a précisé qu’il s’agissait bien du journaliste Édouard Perrin.
Cette inculpation est la troisième au Luxembourg, après celle d’un ancien collaborateur du cabinet d’audit, Antoine Deltour, et d’un second employé de PwC, d’où proviennent une grande partie des documents du LuxLeaks. Elle fait suite à une plainte de PwC déposée en juin 2012. Antoine Deltour avait démissionné de PwC en 2010. En quittant la firme, il avait copié sur le serveur informatique des centaines de rescrits fiscaux confidentiels entre l’administration fiscale luxembourgeoise et des multinationales.
Antoine Deltour avait par la suite confié des copies des rescrits fiscaux à Édouard Perrin, qui l’avait contacté en repérant un de ses commentaires bien informés sur un blog. Les documents avaient partiellement été révélés en mai 2012 dans l’émission Cash Investigation de France 2, réalisée par Édouard Perrin, journaliste pour la société de production Premières lignes. C’est après l’émission que PWC avait pu identifier Antoine Deltour, lequel a toujours déclaré qu’il avait « perdu le contrôle » des documents après en avoir confié une copie à Édouard Perrin.
La troisième inculpation de la vague LuxLeaks 1
Selon une source proche du dossier, l’inculpation du journaliste ne concerne donc pas les fuites d’Antoine Deltour, mais celles du second ex-collaborateur de PwC, un Français de 38 ans, inculpé le 23 janvier pour des faits datés également de l’année 2012. L’ensemble de ces documents avait servi à la révélation des LuxLeaks 1 en novembre 2014 par le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ). Ces trois inculpations ne concernent pas la seconde salve de révélations (LuxLeaks 2), dont les documents sont issus d’autres sociétés d’audits et de cabinets d’avocats au Luxembourg.
L’ICIJ a dénoncé aussitôt une atteinte à la liberté de la presse :
Charges against #LuxLeaks reporter by Luxembourg authorities threaten press freedom, ICIJ’s @RyleGerard says http://t.co/LZoamd0Fnj
— ICIJ (@ICIJorg) 23 Avril 2015
Le scandale LuxLeaks a mis en lumière les centaines de « tax rulings », ces décisions anticipées conclues au Luxembourg lorsque Jean-Claude Juncker était Premier ministre et qui permettent aux multinationales de quasiment échapper à l’impôt. La justice luxembourgeoise a alors relancé la procédure et Antoine Deltour a été inculpé en décembre 2014 par une juge d’instruction « de vol domestique, violation du secret professionnel, violation de secrets d’affaires, blanchiment et accès frauduleux à un système de traitement automatisé de données ». Édouard Perrin est poursuivi des mêmes chefs d’accusation.
Edouard Perrin interrogé dans l’émission « Médias le Mag » :
Une part active dans le vol des documents ?
Difficile d’en savoir plus sur la façon dont le journaliste se serait procuré les rulings via ce second ex-collaborateur de PwC. Mis en cause comme « co-auteur sinon complice », il est donc soupçonné d’avoir pris une part active dans la récupération des données, et non plus seulement d’avoir convaincu quelqu’un de lui les confier, comme ce fut le cas avec Antoine Deltour.
Mais la bataille judiciaire risque d’être plus compliquée que pour Antoine Deltour (qui a toujours reconnu le vol des données en justifiant son acte comme celui d’un lanceur d’alerte). Car Édouard Perrin aura certainement à cœur de se défendre en utilisant toute la jurisprudence protégeant les journalistes professionnels et leurs sources.
Journaliste à France 2 depuis 1998, grand reporter pour Complément d’enquête en 2007, puis pour Envoyé Spécial, Édouard Perrin a ensuite rejoint l’équipe de Cash Investigation, au sein de la société de production Premières lignes.
Réactions d’Europe Ecologie Les Verts
Pour Eva Joly, Vice-présidente de la Commission Spéciale TAXE créée pour faire la lumière sur le Luxleaks: « La mise en examen d’un journaliste d’investigation est un coup très dur porté à notre vie démocratique. Elle révèle la brutalité d’un système mis à mal par des révélations successives. Tous les moyens semblent bons pour essayer de ralentir la marche que nous sommes nombreux à mener pour plus d’information, de transparence et de justice. Aujourd’hui, l’urgence devrait être d’ouvrir et d’aller au bout d’enquêtes sur tous ces montages fiscaux dont l’existence est surtout permise par les trop faibles moyens de la justice et des administrations fiscales. Sur le plan politique, cette mise en examen nous rappelle à une double obligation. Tout d’abord mettre en place une protection suffisante pour les lanceurs d’alerte et pour la presse face aux pressions de l’argent. Dans cet esprit, je souhaite qu’Antoine Deltour comme Edouard Perrin soient invités par la commission spéciale TAXE pour faire entendre leurs voix. Ensuite, il est temps de mettre fin au hésitations et aux blocages qui font que 6 mois après le scandale Luxleaks, la Commission Spéciale du Parlement Européen s’enlise en même temps que la Commission Européenne s’endort sur ses promesses. »
Notre réaction à la mise en examen d’Edouard Perrin révélateur du #luxleaks @MicheleRivasi #EELive http://t.co/t4cjeMhnXU — Eva Joly (@EvaJoly) 23 Avril 2015
Pour Michèle Rivasi, rapporteur pour la commission ITRE sur le secret des affaires:
« L’inculpation d’un journaliste ayant participé à la révélation du scandale Luxleaks est inquiétante pour la liberté de la presse. Actuellement, le Parlement européen débat justement de la définition des secrets d’affaires et des exemptions éventuelles permettant leur utilisation et leur divulgation de manière licite. Rapporteur du projet de directive en Commission Industrie, j’ai pu empêcher que les lanceurs d’alerte soient obligés de devoir divulguer des secrets d’affaires aux seules autorités compétentes. On le voit bien actuellement, les autorités compétentes légitiment l’optimisation fiscale et protègent les rescrits fiscaux qui échappent pourtant de manière illégitime et probablement pour partie illégale à l’impôt. Si les lanceurs d’alerte ne peuvent divulguer les secrets d’affaires aux journalistes, les administrations seront bien souvent tentées d’étouffer de telles fuites à cause d’éventuels conflits ou liens d’intérêts en leur sein. La presse est le quatrième pouvoir, un véritable pilier de nos démocraties. En aucun cas les journalistes ne devraient pouvoir se sentir intimidés et s’autocensurer de peur d’être poursuivis: il faut protéger les sources autant que les journalistes eux-mêmes. »
Le Quotidien avec AFP
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