Vingt ans après sa première mise en scène des Justes, Marja-Leena Junker reprend au Centaure ce texte d’Albert Camus, d’autant plus essentiel aujourd’hui, en cette période de troubles terroristes et de vide des idéaux.
Écrite et créée en 1949, Les Justes est la dernière pièce de Camus. Elle raconte les débats au cœur d’un groupe de révolutionnaires préparant l’assassinat du Grand-Duc, oncle du tsar, dans la Russie du début du XXe siècle. Face à une société vue comme injuste, voire tyrannique, qu’est-ce qui fait qu’on prend les armes ? Une question qui fait sens, encore – et surtout – aujourd’hui.
Sur la scène du Centaure, en pleine répétition, les mines sont tirées, absentes même. Comme si Les Justes, pièce emblématique de Camus, empêchait tout recul. Comme si pour la saisir, il fallait l’embrasser, s’y fondre corps et âme. Habiter, vivre «au plus près» ces personnages, comme le dit Luc Schiltz, alias Kaliayev, figure de proue d’un groupe de jeunes terroristes, les «meurtriers délicats», en proie à une sérieuse divergence sur la justification de la fin et des moyens qui animent leur révolte.
La pièce se déroule en 1905, en Russie. Mais aujourd’hui encore, à des milliers de kilomètres de Moscou, avec ces huit comédiens comme hantés, elle est d’une modernité saisissante. «C’est un sujet de grande actualité, intervient la metteur en scène, Marja-Leena Junker. Déjà, il y a cette vague de terrorisme qui s’abat chez nous, et dans le monde entier. Ensuite, cette pièce, écrite après la guerre, parle de convictions, portées par de jeunes gens qui voulaient changer la société.» Lutter contre les despotes, faire la révolution, d’accord, mais à quel prix? Tout l’enjeu des Justes, et qui a longtemps brouillé et divisé l’auteur et d’autres penseurs, comme Jean-Paul Sartre.
Elle poursuit : «Jusqu’à quel niveau peut-on accepter une société injuste? Qu’est-ce qui fait qu’on prend les armes? Des questions qui se posent, évidemment, car on ne peut pas dire que nos sociétés, partout où l’on se trouve d’ailleurs, soient très justes…» Il y a 20 ans, déjà pour le Centaure, Marja-Leena Junker avait lancé le débat sur cette violence, que beaucoup voient toujours comme «aveugle». Désormais, à travers les médias, «on ne voit plus que l’horreur du geste», soutient Jérôme «Annenkov» Varanfrain. La pièce, elle, évite les amalgames, les «généralités», et propose ainsi une plongée microchirurgicale à l’intérieur d’une cellule terroriste, selon Franck «Foka» Sasonoff. «D’habitude, on ne voit que l’extérieur, les faits et actes. Là, on est immergé dans le débat, dans ce qu’ils vivent entre eux.»
«Un théâtre qui ne s’engage pas est muet»
Discussion d’ailleurs alimentée, depuis décembre, dans les coulisses du théâtre. «On a regardé des films, on a lu des choses, on a beaucoup parlé», explique encore la metteur en scène qui, d’emblée, a évité de «replacer la pièce dans son époque, avec son esthétique, ses costumes», ne serait-ce que pour «réfléchir à d’autres actes terroristes, comme ceux, par exemple, du groupe Baader-Meinhof». Pour eux, en effet, la bande à Baader, dans les années 70, est celle dont les aspirations, et comportements, ressemblent le plus à ces révolutionnaires russes. Comme pour d’autres mouvements, «ils placent l’homme au centre de leur combat», dit Jérôme Varanfrain qui, dans la foulée, tient à faire la différence entre les terroristes de 1905 et ceux de 2015. Ces derniers «agissent au nom d’un dieu et leur but est d’instaurer la terreur». «Ce sont deux choses différentes.»
Certains parlent de Gandhi, de Mandela ou des zadistes de Notre-Dame-des-Landes (France). D’autres des mouvements d’extrême gauche, au départ non violents, mais qu’«un rien peut faire basculer». La conversation s’arrête aussi sur le duo emblématique de la pièce. Avec d’un côté, Stepan (interprété par Hervé Sogne), qui représente le parti pur et dur de l’action : «Avec lui, il n’y a pas de limite. Si on veut arriver à quelque chose, il faut accepter les sacrifices», martèle Marja-Leena Junker. De l’autre, Kaliayev, qui accepte de tuer «parce qu’il a un amour pour le peuple». Médiateur pacifique, Luc Schiltz prend le parti du compromis : «De toute façon, l’objectif est plus fort qu’une opinion personnelle. Il est grand, il est devant eux, ils y vont ensemble»…
Comme le dit parallèlement l’actrice Brigitte «Dora» Urhausen, évoquant la grande complexité de la langue «très littéraire» de Camus, comparable à celle d’un Molière ou d’un Racine, «il n’y a pas d’alternatives : il faut y aller!». Voilà sûrement ce qui a conduit ces «grandes ombres» vers leur juste révolte, née d’une fraternité difficile, d’efforts et de fidélité incorruptible. Si Albert Camus expliquait que le terrorisme est le «résultat d’un désespoir et d’un manque d’avenir, qu’il est le fait d’assiégés devant des «murs et des fenêtres trop épais qu’il faut faire sauter», il n’aura toutefois de cesse d’affirmer qu’il est une «erreur sanglante à la fois en lui-même et dans ses conséquences». Marja-Leena Junker, elle, a fait son choix. Son combat du c œur, face au marasme ambiant, à la sclérose des utopies et au manque de perspectives positives d’avenir, ça reste et restera le théâtre! «L’espoir, c’est pourquoi on fait du théâtre. Ici, il y a toujours une volonté de faire parler les auteurs qui ont des choses à dire, et les comédiens ont plaisir à les jouer. De toute façon, un théâtre qui ne prend pas position, qui ne s’engage pas, reste un théâtre muet.»
Grégory Cimatti
Théâtre du Centaure – Luxembourg.