Invitée des Photomeetings à la galerie Clairefontaine, Ada Trillo dévoile ses clichés sur la prostitution des cartels mexicains. Mieux, elle donne la parole à des femmes privées très tôt de leur corps et d’espoir.
C’est au cœur des bordels de Juarez que, par hasard, Ada Trillo est devenue l’alliée de ces prostituées sans visage, ravagées par la drogue, l’exploitation mercantile, la pauvreté… Autant de fantômes victimes d’une vie sans pitié, ici sortis de l’ombre par une artiste humaniste. «How did I get Here», exposé à la galerie Clairefontaine (Luxembourg), raconte ces sombres destinées, magnifiées sous l’objectif.
Pouvez-vous expliquer le titre de votre exposition, « How did I get Here » ?
Ada Trillo : C’est assez simple… Il y a toujours beaucoup de critiques, de jugements « à la va-vite », sur les prostituées, sans savoir en effet pourquoi elles sont là, pourquoi elles acceptent ça… En apprenant leurs histoires, les gens changent leur avis, sont moins moralistes. Car finir dans un bordel, ce n’est jamais un choix…
À l’origine, vous comptiez parler de l’immigration entre le Mexique et les États-Unis. Finalement, vous vous retrouvez au cœur des maisons de passe de Juarez. Comment en êtes-vous arrivée là ?
Au départ, quand Donald Trump a parlé des Mexicains comme de violeurs, de criminels… j’ai voulu montré que c’était faux, pourquoi des gens mettent leur vie en jeu en tentant de traverser illégalement la frontière. Mais le projet est tombé à l’eau : aller à la rencontre, photographier des migrants, comme des contrebandiers, n’a rien de facile. Tout le monde avait peur, ne voulait pas se montrer… Un des travailleurs sociaux avec lesquels j’étais en relation m’a dit un jour : « Mais si tu veux, je peux t’emmener au sein des bordels »…
Qu’en avez-vous pensé ?
J’étais sceptique car je pensais aux endroits très clichés, avec ces prostituées ultra-maquillées et aux shorts moulants, qui couchent avec des touristes américains… Je pouvais les voir rien qu’en passant en voiture ! Mais ce n’était pas le cas : je me suis retrouvée alors dans un lieu très dangereux, dominé par les cartels. Je n’imaginais même pas que cela existait, alors que c’est à 45 minutes de chez moi ! En même temps, mon père m’a toujours interdit d’y aller (elle rit).
Ça a dû être un choc, non ?
Oui, j’étais effrayée ! J’ai vu des armes, beaucoup de drogues… La première prostituée que j’ai rencontrée était Claudia. Elle me fixait de tout son regard, et était en pleine descente d’héroïne. J’étais figée sur place.
Et ensuite ?
Elle m’a alors raconté son histoire, qu’elle avait été violée par son beau-père de 7 à 13 ans, avant d’être mise à la rue et se prostituer pour survivre. C’est pour cette raison qu’avec mes photos, on trouve les histoires de ces femmes. Elles devaient être entendues. C’était essentiel pour moi, une façon de les réhabiliter.
Vous êtes-vous sentie touchée par ces récits ?
J’ai moi-même était violée à l’âge de 7 ans. Mais si on partageait la même douleur, la même épreuve, j’étais privilégiée : quand mes parents l’ont appris, ils m’ont soutenue, m’ont fait suivre une thérapie. Sans appui, j’aurais pu tout autant finir dans un bordel, à me shooter… Elle en est morte, d’ailleurs, à 27 ans.
Comment travaillez-vous ? Dans quelles conditions ?
J’avais 15 minutes pour prendre une photo, pas une de plus. Pour mieux les connaître, je devais m’y rendre alors plusieurs fois, et enrichir ainsi leur histoire personnelle. Je devais aussi prouver que je n’étais pas journaliste, mais bien une artiste, car les cartels sont très méfiants. Au fil du temps, j’ai alors dû moins poser de questions. Une s’est imposée, essentielle, que j’ai régulièrement posée aux prostituées : « Racontez-moi le jour le plus heureux de votre vie. » Cela dit, ça reste toujours compliqué d’entrer dans les bordels. Cet été, par exemple, j’ai voulu m’y rendre et celles que je connaissais m’ont dit, affolées : « Non, surtout ne viens pas! Les mecs qui sont là, ils coupent les gorges »… Ça calme.
Durant quatre années de travail, vous avez réalisé plus de 4 000 photos. Était-ce difficile de faire un choix, et, au passage, de ne pas tomber dans le cliché ?
Je prends des précautions avec mes modèles, et je choisis les poses avec méticulosité, inspirées de l’histoire… Comme ce sont elles qui choisissent, elles peuvent être une modèle de Modigliani, La Vénus de Milo… Du coup, on évite le « déjà vu », ou pire encore, le pathos.
Comme vous nous le disiez, vos photographies s’accompagnent de brefs récits sur l’histoire de ces femmes. Voyez-vous cela comme quelque chose qui va au-delà de l’artistique ?
Oui, c’est une sorte de documentaire, même si, encore une fois, je ne suis pas un reporter ! Et ma démarche est résolument artistique, et ce, bien qu’elle s’appuie aussi sur des textes. Mais ils ne sont là que pour donner la parole à celles qui n’en ont pas… Je suis leur avocate, leur porte-voix.
Initialement, comment vos photos ont-elles été reçues ?
J’ai dû me heurter à des protestations, un peu comme à l’époque des premiers nus en peinture. Les standards de la beauté féminine sont tellement ancrés que, quand on sort du rang, qu’on photographie des corps qui ne sont plus dans la norme, qui dérangent, ça choque ! J’ai envie de demander à ces gens : c’est quoi votre problème ? Voir la prostitution ? Voir la pauvreté ? C’est pourtant la réalité crue, sans filtre.
Quelles sont vos attentes à travers cette exposition qui voyage beaucoup ?
Mon envie, avec ces images, est de dépasser le simple cadre de la prostitution. À travers la vie de ces femmes, qui, au départ, cherchent d’abord à rallier les États-Unis pour un avenir plus radieux, il est en effet question d’exploitation sexuelle dès l’enfance, alliée à d’autres problèmes, comme la drogue, la violence… Le problème est plus global.
Ce travail vous a-t-il changé ?
Absolument. Forcément, ça aide à relativiser nos propres problèmes. Et puis, je me suis attachée à cette population. J’ai d’ailleurs commencé un nouveau travail avec des prostituées de Philadelphie, où je réside, que j’accompagne notamment à travers l’art-thérapie. Et j’ai également attaqué mon projet sur l’immigration – enfin ! –, cette fois entre le Guatemala et le Mexique.
Entretien avec Grégory Cimatti