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[Cinéma] « Madame Claude », pour en finir avec le mythe


S'inspirant librement des affaires qui ont secoué la Ve République, le film la met en scène naviguant entre le pouvoir et le crime jusqu'à s'y brûler les ailes. (Photo : Netflix/Wild Bunch)

Hors-la-loi, cupide et sans pitié : le biopic Madame Claude, sorti le 2 avril sur Netflix, liquide le fantasme glamour de la «maquerelle de la République», en faisant le portrait façon film de gangster de la plus célèbre proxénète de France.

Longtemps, la vie de Fernande Grudet, alias «Madame Claude», tenancière d’un réseau de prostitution de luxe dans le Paris des années 1960 et 1970, a fait figure de mythe. Elle a régné sur un réseau de 500 call-girls et une poignée de garçons, officiant dans les plus hautes sphères : hommes politiques et chefs d’État français et étrangers, comme le Shah d’Iran ou John F. Kennedy, célébrités, hommes d’affaires…

En échange des confidences recueillies sur l’oreiller par ses filles, Madame Claude s’assure les meilleures protections, de la brigade mondaine au contre-espionnage. «Il y a l’image de Madame Claude, Paris, les belles robes et les grands hôtels, le pouvoir… Ce qui m’intéressait, c’était l’envers du décor», explique la réalisatrice Sylvie Verheyde. Elle s’était déjà intéressée à la prostitution dans son précédent film, Sex Doll (2016).

 

«Grande menteuse»

Dans Madame Claude, celle-ci jette ses jeunes et jolies recrues en pâture à ses clients, et n’oublie jamais de prendre ses 30 %, même lorsqu’elles reviennent en sang d’un rendez-vous qui tourne mal. C’est Karole Rocher, amatrice de rôles de «méchantes» et de gueules cassées, qui interprète la proxénète décédée en 2015 après avoir été deux fois condamnée, restituant sa puissance et ses failles : misère affective, connivence avec le crime organisé, absence de scrupules…

Avec détail, le film illustre le fonctionnement de ce réseau, l’un des premiers à comprendre la puissance du téléphone ou l’emprise de Madame Claude sur ses «filles» (dont Hafsia Herzi et Annabelle Belmondo, la petite-fille de la star). «Madame Claude a construit sa mythologie. C’était une grande menteuse, un escroc qui disait vouloir rendre « le vice joli » : c’est-à-dire mettre tout ce qui est moche sous le tapis», relève Sylvie Verheyde.

S’inspirant librement des affaires qui ont secoué la Ve République de Pompidou et Giscard, le film la met en scène naviguant entre le pouvoir et le crime jusqu’à s’y brûler les ailes. Une jeune recrue, Sidonie (Garance Marillier, la révélation du film d’horreur Grave, en 2016), précipitera sa chute. Flics, clients, voyous, les hommes sont cantonnés à des rôles secondaires, confiés à Benjamin Biolay, Roschdy Zem ou Pierre Deladonchamps.

«Gangster au féminin»

«Pour ma mère, issue d’un milieu populaire et montée à Paris, Madame Claude était un modèle, ce qui me semblait délirant. Mais en fait, pour une femme de sa génération, de son milieu, il y avait peu de modèles de réussite féminins auxquels s’identifier», relève Sylvie Verheyde. La réalisatrice de 54 ans, dont une grand-mère et une cousine se sont prostituées, s’est aussi inspirée de ce qu’elle pouvait entendre, petite, dans le café parisien que tenaient ses parents.

«En même temps qu’un bandit qui se sert des femmes, Madame Claude est une sorte de figure d’émancipation féminine», note-t-elle. Le film reflète cette ascension sociale par le crime, à la Scarface : «Comme dans tous les films noirs, les marginaux et les hors-la-loi nous parlent de la société dans laquelle on vit.»

Une ambiguïté dont se délecte Karole Rocher : «Les rôles de gangster au féminin restent assez rares. C’est très intéressant de jouer, pour une fois, un personnage féminin qui a cette haine, cette rage qu’on attribue en général aux hommes. Un rôle amer, antipathique, sans être sexualisé, j’adore ça», dit-elle.

La légende de Fernande Grudet a inspiré de nombreux artistes, et Madame Claude, privé de salles en raison de la pandémie, arrive comme une réponse, près de 45 ans après, au film érotique du même titre de Just Jaeckin, l’auteur d’Emmanuelle. Une œuvre «de communication» à la gloire de la proxénète, raille Sylvie Verheyde. «L’époque est beaucoup plus prête pour la coulisse et en finir avec l’image d’Épinal de ces années-là.»

Valentin Maniglia

Madame Claude, de Sylvie Verheyde.

Thriller désuet ou biographie féministe ?

Il y a quarante-cinq ans, le réalisateur français Just Jaeckin réalisait coup sur coup deux succès historiques du cinéma, Emmanuelle (1974) et Histoire d’O (1975), encore aujourd’hui deux classiques du cinéma érotique. Prenons en compte que le genre est, par nature – et à de rares exceptions près – racoleur, il est peu étonnant que Jaeckin ait complété son triptyque par un film qui était alors parfaitement dans l’actualité, soit le premier film sur Madame Claude, au titre du même nom, sorti en 1977, alors que la proxénète, poursuivie par la justice, s’enfuit aux États-Unis. C’est Françoise Fabian qui incarne la mère maquerelle, dans un film qui a tout l’air d’un fantasme d’hommes, tant les femmes y sont absentes, devant comme derrière la caméra (le film se base notamment sur la biographie écrite par Jacques Quoirez, jet-setteur et ami proche de la proxénète, mais aussi frère de Françoise Sagan).

Avec Madame Claude, Just Jaeckin a l’ambition d’amener le film érotique à un autre niveau. L’histoire s’y prête bien, elle qui mélange sexe, trahisons et affaires d’État. De l’or en barre pour un cinéaste un tant soit peu engagé, qui réalise un tel film en plein mandat de Giscard, occupé à démanteler le réseau de prostitution de celle qui a abandonné son vrai nom, Fernande Grodet, depuis longtemps. Car les liens entre le réseau de Madame Claude et les hommes politiques (français, mais pas seulement) sont encore nombreux à l’époque. Mais Jaeckin n’en tient pas vraiment rigueur, trop occupé à rester dans une certaine veine du cinéma d’exploitation qu’il embellit à grands coups de scènes érotiques et au mélange des genres, qui tend le plus souvent vers le thriller désuet, et dont le charme provient pour beaucoup de l’interprétation quelque peu caricaturale d’un casting brillant (Fabian, mais aussi Klaus Kinski, Murray Head ou Maurice Ronet), des images de ce Paris à l’ancienne et de la bande originale funk signée Serge Gainsbourg.

Regardera-t-on avec le même plaisir (coupable?) le film de Sylvie Verheyde dans un demi-siècle? Difficile à dire. Mais si elle se veut plus biographique que la précédente tentative de porter le personnage à l’écran, cette nouvelle version semble avoir pour principal argument d’offrir un regard féminin et féministe sur une figure bien plus complexe que ces simples étiquettes. Faire de Madame Claude un gangster qui se comporte en tant que tel avec ses filles, l’initiative est plus ambitieuse encore que le film de 1977, mais elle est louable. Cela dit, on préfère encore voir, pour le seul compte de la dramaturgie, une proxénète poursuivie par la justice, seule dans un monde d’hommes bien plus riches et puissants qu’elle, à qui elle tient tête sans relâche. Reste encore à offrir à Madame Claude une biographie filmée digne de ce nom, car ce n’est pas la matière qui manque.
V. M.

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